Il faisait partie des rares écrivains que le talent et le succès ont accompagné presque tout au long de la vie. Gabriel Garcia Marquez, décédé le 17 avril 2014, était parvenu à faire le grand écart entre les honneurs (prix Nobel de littérature 1982) et l’opprobre politique : il était interdit de territoire aux États-Unis en raison de ses prises de position révolutionnaires. Dans ses œuvres, il donnait une voix à la splendeur et à la détresse sud-américaines, révélant au monde la richesse d’un continent, de ses peuples et de leur histoire, condamnés à poursuivre éternellement ses illusions.
Alors que le monde littéraire a encore les yeux rivés sur l’indigence du Nouveau roman français et sur les divagations égocentriques de la Beat Generation, les années 1960 voient l’apparition d’un phénomène rare dans l’Histoire des arts. De manière spontanée, et à plusieurs endroits différents, des auteurs empruntent simultanément une direction commune, à la recherche d’un renouvellement profond du style et de l’inspiration. Plus remarquable encore, ce vent de nouveauté se lève sur l’Amérique latine, sous-continent davantage habitué aux révolutions politiques qu’aux révolutions littéraires.
Déjà ravivée depuis quelques années par la profonde originalité de quelques écrivains bien connus en Europe, comme l’Argentin Jorge Luis Borges ou le Guatémaltèque Miguel Asturias, la littérature sud-américaine n’est cependant pas parvenue à trouver son souffle propre et navigue encore dans le sillon que creuse devant elle ses imposantes inspirations européennes. Asturias, diplômé de la Sorbonne, ambassadeur à Paris et enterré au Père-Lachaise, est davantage lu dans son pays d’adoption qu’en Argentine ; quant à Borges, ses fréquentations autant que les soutiens qui contribuèrent à le faire connaître, parmi lesquels Drieu La Rochelle, le privent encore du titre de « romancier de l’indépendance ». Grands voyageurs et fins lettrés, ils représentent, par leur parcours autant que par leurs ouvrages, un classicisme raisonnable qui trouve son lectorat parmi la grande bourgeoisie et les diplomates outre-atlantiques.
En l’espace de quelques mois, durant l’année 1962, paraissent trois romans qui vont marquer l’éclosion d’un mouvement que l’on désignera bientôt comme « bomm latino-américain », terme sans doute maladroit et réducteur, mais qui témoigne à la fois de l’influence et de l’intérêt suscités par une nouvelle génération d’écrivains sur l’Europe et le reste du monde. Le premier, Le Siècle des Lumières du Cubain Alejo Carpentier, fresque historique mêlant aventures maritimes et grandes découvertes, révèle un style d’écriture nouveau, dont l’originalité radicale n’est pour la première fois pas synonyme de renoncement à la finesse et au style. Le deuxième, La Ville et les Chiens du Péruvien Mario Vargas Llosa, chef-d’œuvre d’une époque et d’un monde en déclin, narre la détresse émotionnelle et sexuelle d’une bande d’adolescents dans un lycée militaire de Lima, et fait ainsi découvrir au monde une profondeur littéraire qui est l’une des rares à égaler celle de Garcia Marquez. C’est justement ce troisième, encore inconnu, qui publie la même année La Mala Hora, roman sombre et violent, qui lui vaudra la reconnaissance immédiate des milieux littéraires. Cette œuvre, bien que parfois maladroite et reconnue comme telle par l’auteur lui-même, laisse pourtant déjà deviner ce qui fera la force de Garcia Marquez : son goût inébranlable pour la réalité. Celle du vécu, du quotidien, mais également celle des événements imaginaires qui, à force de conviction et d’illusions cultivées par les individus, finissent par acquérir autant de consistance dans leur esprit que s’ils s’étaient réellement produits. La critique littéraire commence à parler de «réalisme magique » pour désigner ce foisonnement coloré de nouveaux procédés narratifs : Gabriel Garcia Marquez devient malgré lui le chef de file d’un mouvement qui ne s’est pourtant jamais réellement constitué en groupe.
Le réalisme magique
Le succès et l’originalité de son écriture permettent à l’écrivain de voyager et de faire de nombreuses rencontres. C’est à cette époque qu’il s’essaie à l’écriture de scénarios, guidé par l’éternel besoin de créer des mondes de toutes pièces et d’y plonger des figures de chair et d’os. Travaillant parallèlement pour la publicité, il semble délaisser quelque peu la littérature romanesque et admet d’ailleurs éprouver de grandes difficultés à entamer la rédaction d’une nouvelle œuvre. Le désir de parvenir à peindre la grande fresque de l’histoire de son continent ne le quitte pourtant pas. Il s’inspire de ses nombreux souvenirs d’enfance dans le petite village colombien d’Aracataca, espérant ainsi distiller les couleurs de la tradition sud-américaine entre les lignes d’un récit qu’il sait déjà être unique en son genre.
En effet, jamais avant lui un écrivain sud-américain n’était parvenu à rendre avec autant de netteté le sentiment pourtant si confus et indescriptible de l’éternité, du temps qui s’écroule inlassablement sur lui-même et des souvenirs immémoriaux qui reviennent hanter le présent. Si la famille Buendia occupe le cœur du roman, c’est bel et bien le temps lui-même qui fait figure de personnage principal, tuant l’un après l’autre chacun des membres de cette lignée maudite, effaçant les souvenirs et charriant dans son cours implacable les voix tues des ancêtres dont les noms sont portés à chaque génération. Envisageant sans doute l’écriture du chef-d’œuvre latino-américain, Garcia Marquez rédige en vérité un roman universel qui parvient à révéler des vérités éternelles à un lecteur pourtant peu familier des mystères et des traditions équatoriales. C’est cette caractéristique, d’ordinaire rare en littérature, qui séduit immédiatement de nombreux écrivains, parmi lesquels Mario Vargas Llosa, qui se lie d’amitié avec Garcia Marquez dès la parution du livre. Le succès est fulgurant et international : bientôt traduit en plusieurs dizaines de langues, Cent Ans de Solitude devient l’un des romans hispanophones les plus lus au monde. Comprenant alors le rôle qui va dorénavant être le sien, Garcia Marquez entend se faire le porte-parole d’un peuple et de son continent, chasse-gardée des États-Unis. Sa visibilité lui permet d’exprimer des positions politiques marquées à la fois par le patriotisme et l’indépendantisme, mais également par des aspirations révolutionnaires nourries par l’admiration qu’il porte à des figures comme Fidel Castro ou Ernesto Guevara. Lauréat du prix Romulo Gallegos, plus haute distinction littéraire sud-américaine, Garcia Marquez décide de verser l’intégralité de la récompense touchée à une faction armée du mouvement révolutionnaire vénézuélien.
Littérature et révolution
Petit à petit, son combat pour la littérature et son amour de la révolution semblent converger. Se découvrant une âme exaltée de révolutionnaire, il déclare publiquement son amour à Fidel Castro, héros de la résistance sud-américaine à l’impérialisme américain. Comme la plupart des personnages de ses romans, l’écrivain est un agitateur amusé, qui se plaît à faire grincer des dents. Moins conservateur que son ami Vargas Llosa, il pense n’exprimer là rien d’autre qu’un attachement quelque peu provocateur aux valeurs communistes. En réalité, et sans s’en rendre compte, il vient de s’engager sur une voie qui va le conduire petit à petit à l’isolement. Si la plupart des grands auteurs de la région sont de gauche, et pour un grand nombre d’entre eux communistes déclarés, les errements autoritaires du régime castriste commence à avoir en Amérique du Sud le même effet que l’invasion de Budapest par les chars de l’armée soviétique put avoir sur les communistes européens. Sonnant le glas des grands idéaux aveuglément défendus, le harcèlement du poète Heberto Padilla par le régime de Fidel Castro et l’humiliation publique qu’il dut subir consomment la rupture définitive entre les intellectuels sud-américains et le pouvoir cubain.
À contre-courant de ses compagnons, Garcia Marquez reste indéfectiblement fidèle à celui qu’il considère comme un héros moderne. En 1975, il publie L’Automne du Patriarche, roman dans lequel il raconte la lente agonie d’un vieux dictateur amnésique, reclus dans la terrible solitude du pouvoir. Faisant du général Zacarias un héros grotesque, il raille avec cruauté et tendresse la déchéance d’un pantin occidental à moitié fou, préférant le prendre en pitié pour mieux attaquer les gesticulations impérialistes à l’œuvre en coulisse, afin de maintenir tant bien que mal leurs intérêts en Amérique du Sud. Il n’en faut pas davantage à Fidel Castro, si ce n’est un exemplaire du roman dédicacé par l’auteur, pour témoigner son admiration à l’écrivain, qu’il recevra à La Havane la même année. Amoureux du pouvoir, comme la plupart de ses personnages, Garcia Marquez n’en demeure pas moins un furieux défenseur du peuple, de son humilité, de sa sagesse quotidienne et de ses traditions millénaires. Il ne fut jamais l’apologue servile d’un quelconque régime, même si son refus de condamner Fidel Castro lui valut une brouille éternelle avec son ami Vargas Llosa, sans doute aggravée par une histoire encore mystérieuse d’adultère. Son amour de l’égalité s’exprime avec une rage inconditionnelle, si bien qu’il assume le choix radical de la préférer à la liberté, si le choix s’impose. Lauréat du prix Nobel de littérature en 1982, il vient recevoir son prix vêtu de la tenue traditionnelle de sa région. Homme de symbole et d’attachement aux valeurs qui l’ont forgé, il n’est en aucun cas l’idéologue pour lequel ses adversaires tentèrent de le faire passer.
Un écrivain au service du peuple
Sans jamais pousser l’expérimentation littéraire aussi loin que Mario Vargas Llosa, l’un des soucis récurrents de Garcia Marquez fut de transmettre avec autant de précision que possible le balancement du particulier à l’universel, de l’individu à l’humanité et de l’éphémère à l’éternel. Le pouvoir d’évocation de son style lui permet de contenir l’immense variété de nuances d’un sentiment en une seule description, en convoquant simultanément les couleurs, les odeurs, les musiques et les impressions les plus intimes et les plus familières. Ayant compris que chaque individu possède en lui un substrat d’humanité qui le rend semblable à tous les autres, ses romans semblent être une recherche acharnée de la formule permettant de s’adresser à l’humain dans l’homme, et de parler à tous en attisant l’âme de chacun. Ce même raisonnement semble être le sien en ce qui concerne l’Amérique latine, son amour absolu. Considérant dans De l’Amour et autres démons qu’il y a dans l’âme de ce continent « la force vivace et fougueuse qui constitue l’or de l’humanité, par ses larmes et ses secrets inquiétants, par son soleil qui inonde les landes et forêts, par son souffle qui nous agite depuis la nuit des temps », il compte parler au monde de la Colombie, et lui parler de lui-même à travers elle.
Les histoires de Garcia Marquez, parfois inspirées de contes, parfois biographiques, reposent toujours sur le vécu et la mémoire, puisant dans les imperfections de cette dernière l’énergie nécessaire à l’imagination. Les nombreuses références à la culture sud-américaine, sur lesquelles il entendait bâtir des œuvres capables d’élever la beauté et la splendeur latines plus haut que jamais, revêtent des éclats insoupçonnés dans sa prose pleine de tendresse et d’attachement. De son propre aveu, Gabriel Garcia Marquez n’avait écrit qu’un seul livre, « le même qui tourne continuellement en rond et se poursuit », prisonnier de ses amours et de ses obsessions, s’évertuant à en rendre la plus exacte image à travers ses mots, et contribuant jusqu’à sa mort à la gloire de son continent. Il est l’un des exemples les plus parfaits et les plus humbles des écrivains dont la vie entière, mise au service d’un peuple, se confond avec la destiné de celui-ci.