Dès le titre de cet essai, le lecteur comprend que l’idéal du philosophe Jean-Claude Michéa est collectif. La finalité du football, le but, est supplantée par la passe qui découle évidemment d’une action de groupe, du travail de tous les joueurs et non pas d’une individualité. Michéa s’insurge contre un football qu’il juge vampirisé par le capitalisme et dénonce le mépris des élites pour ce sport populaire. Malheureusement, le philosophe confond dérives boursières et professionnalisation tout en tordant la réalité pour la faire adhérer à son idéologie.
En effet, à ses yeux, c’est le « système capitaliste » qui « a logiquement banni » la célèbre formule d’Eduardo Galeano, écrivain et journaliste uruguayen, qui décrit le football comme « la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer ». Cette maxime qui revient sans cesse dans l’écriture de Michéa est déjà en tant que telle une jolie aberration. Jamais le football, moderne ou ancien, n’a érigé le plaisir en tant qu’objectif absolu. Ce sport, comme tous les autres, ne se résume qu’à un affrontement à la fois simple et complexe, entre deux équipes censées prendre le dessus l’une sur l’autre.
En réalité, le philosophe simplifie à l’excès l’histoire du ballon rond en se référant une nouvelle fois à Galeano qui déclare que celle-ci est un « voyage triste du plaisir au devoir ». Toutefois, ce « football plaisir » n’a jamais vraiment existé. L’instauration dès 1930 d’une Coupe du Monde des nations le prouve. Le but a toujours été la victoire, la gloire et le prestige international. Les scores fleuves de l’époque ancienne (par exemple les 13 buts inscrits par le Français Just Fontaine en 1958), ce « plaisir » de l’âge d’or du football ne mettent en lumière que l’amateurisme tactique, physique et organisationnel d’une ère révolue.
Dans son entretien accordée au site du Miroir du Football, Michéa se risque à une comparaison entre le football d’antan et le football moderne. Ainsi il déclare : « C’est dans ce contexte très particulier que le souci du beau jeu (une « utopie » selon le mot bien connu d’Aimé Jacquet) a progressivement cédé la place à l’idée jugée plus « réaliste » selon laquelle une équipe devrait d’abord être organisée pour ne prendre aucun but – même si cela impliquait qu’on réduise le nombre de joueurs à vocation offensive (à commencer par les ailiers de métier) afin de densifier la défense et le milieu de terrain ». En quelques lignes, le philosophe montre ses incohérences : sa vision romantique du football mélange schéma tactique et projet de jeu, oublie que les ailiers possèdent désormais une part prépondérante dans le football moderne (la plupart des équipes jouent désormais en 4-5-1 ou 4-3-3, deux organisations où les ailiers sont extrêmement présents) et semble omettre que densifier son milieu de terrain n’empêche pas de créer un jeu agréable et vivant, notamment si l’on se réfère aux matchs du FC Barcelone, du Bayern Munich ou plus récemment de l’équipe nationale allemande.
Toutefois, Michéa ne s’arrête pas là et explique que « la nécessité de marquer des buts » ne repose plus « sur des phases construites et apprises à l’entraînement, mais seulement sur les erreurs de l’adversaire, l’exploit individuel et les coups de pieds arrêtés ». Difficile d’adhérer à une telle explication. D’autant plus qu’un grand nombre de buts inscrits dans une rencontre n’entraîne pas toujours un spectacle plaisant comme le prouve le récent France-Jamaïque (8-0). Et plus difficile encore de croire que les entraîneurs d’aujourd’hui ne travaillent plus les phases offensives aux entraînements. Mourinho, Ancelotti, Guardiola, Klöpp, Blanc, Deschamps et tant d’autres ne seraient payés que pour travailler les coups francs tout en priant pour que l’un de ses joueurs forts (Ronaldo, Messi, Zlatan …) ne réalise un exploit. La réflexion ne tient tout simplement pas.
Idem pour sa définition du football moderne. Ce qu’il nomme « l’industrie footbalistique » faite de « nouveaux supporters » réduisant le nombre de personnes capables « d’exercer un regard critique sur la qualité du jeu offert » (contrairement à lui évidemment) se croise avec « l’industrie médiatique » qui est « contrainte de dramatiser à outrance l’intérêt des rencontres qu’elle diffuse ». Michéa poursuit alors avec une critique des médias consacrés aux sports. Par conséquent, « la presse sportive se caractérise généralement par une indifférence remarquable à l’histoire du football ». De quelle presse parle-t-il ? Mystère. Il est important de noter qu’un quotidien comme L’Équipe, puisque c’est celui-ci qui est, en réalité, visé, n’hésite pas à puiser dans le passé pour pondre nombreux articles et statistiques utilisés pour mettre en perspective une situation présente, notamment pendant les périodes de compétition internationale.
Et qu’est-ce que « l’histoire du football » pour le philosophe ? Ce dernier répond par l’interrogative : « Pourriez-vous citer, par exemple, une seule émission télévisée qui proposerait, à travers la rediffusion de grands matchs du passé, de présenter les débats techniques majeurs qui ont structuré cette histoire ? ». Malheureusement, ces références sont utilisées dans de nombreux talks, non pas pour glorifier un temps passé, mais (surtout) pour mettre en lumière les spécificités du présent. À l’époque, ne se demandait-on pas si le FC Barcelone était la plus grande équipe de tous les temps ?
Le regard de Michéa sur le football moderne
Mais quel regard porte Michéa sur le football d’aujourd’hui ? Sa définition se voit débordée sur la gauche par son idéologie : « Si le football doit donc devenir, lui aussi, une industrie où seule la victoire est rentable », ce qu’il a, au passage, toujours été même si les sommes engagées ne sont évidemment plus les mêmes, « il apparaît donc tout à fait normal de le soumettre à ces mêmes principes libéraux – au détriment, par conséquent de toutes les anciennes conceptions fondées sur le fair-play et la beauté du jeu » même si le fair-play est une conception plutôt moderne instaurée par la FIFA et l’UEFA et que la recherche de la beauté du jeu est toujours un idéal visé par plusieurs entraîneurs de renoms. Dès lors cette libéralisation du football entraînerait toute « une série de conséquences prévisibles : le « supportérisme » violent et haineux, le merchandising, le dopage généralisé, les opérations financières douteuses, la corruption, le jeu dur, toute ces formes généralisées de tricherie devenues « naturelles », depuis la chute simulée dans les surfaces de réparation (que tout footballeur en herbe doit maîtriser dès le centre de formation) jusqu’à la main de Maradona ou celle de Thierry Henry ».
Malheureusement, accumuler les poncifs n’a jamais créer une réflexion cohérente. La question des supporters ? L’exemple du Paris Saint-Germain prouve que les clubs commencent à agir au détriment d’ailleurs des classes populaires chères à Michéa. Le dopage généralisée ? Sur quoi se fonde le philosophe ? Du vent à priori. La corruption, les opérations financières douteuses ? Le philosophe assimile le football et les instances du football ? Le choix d’organiser une Coupe du Monde dans la dictature argentine en 1978 est-il alors moins critiquable que d’organiser la même compétition dans un pays émergeant comme le Brésil en 2014 ? Enfin, les formes généralisées de tricherie ? Michéa a-t-il un jour mis un pied dans un centre de formation pour oser affirmer que la simulation est enseignée dans les écoles de football ? Et les références à Henry et à Maradona sont si faciles et usitées qu’elles en perdent leurs forces. Combien de main sanctionnées pour celles oubliées ? Le philosophe doit être l’un de ceux qui voulaient interdire la pratique du football à Luis Suarez après sa main flagrante (et sanctionnée d’un carton rouge) en quart de finale de la Coupe du Monde 2010 en Afrique du Sud face au Ghana.
Par conséquent, en lisant cette interview accordée au site du Miroir du Football et son intervention à l’Académie de Montpellier, il semble que Michéa nie totalement l’évolution du football et qu’il promeuve de façon erronée un football qui n’a jamais vraiment existé. En critiquant la part moderne du ballon rond, il oublie (volontairement) que celui-ci a enfanté quelques génies tactiques comme Sacchi, Mourinho, Guardiola, Del Bosque, Ferguson, Heynckes ou Rjikaard et que pour la plupart de ces personnalités, le plus beau but était aussi une passe. Le football, depuis sa création, se métamorphose selon les époques et se complexifie naturellement. L’élimination récente de l’Espagne au premier tour de la Coupe du Monde 2014 le prouve et indique que l’émotion et le résultat conditionnent à la fois le présent et le futur tout en marquant une fracture avec le passé. Réduire le ballon rond d’aujourd’hui en affirmant qu’il est « dépourvu de toute imagination et fondé sur la primauté absolue du moment défensif » est un non-sens absolu. Et cela même dans notre Ligue 1 française rugueuse et appauvrie. Les sacres de Lyon le montrent tout comme les titres inattendues et salués de Lille et Montpellier. De plus, défendre peut aussi être perçu comme un moyen de jouer au football. Ce mépris pour le geste défensif demeure un écueil dans la pensée du philosophe.
En définitive, Michéa confond l’idéologie et l’exercice du sport. Sa philosophie antilibérale, héritée de L’essai sur le don de Marcel Mauss (donner, recevoir et rendre), s’adosse de manière impropre à sa philosophie du football.Tenté par la logique du système, Michéa vient plaquer sa très performante critique du libéralisme sur ce sport, quitte à en forger une vision erronée.