À l’occasion de la sortie en salle de Zero Theorem, nous nous proposons de revenir sur l’œuvre d’un cinéaste apprécié en France, Terry Gilliam. Grâce à des choix esthétiques discutables mais singuliers, il a su fidéliser les spectateurs par sa capacité à mettre en scène l’étrange et la folie.
Le recours au plan incliné (parfois appelé « dutch angle ») a toujours été un choix esthétique suffisamment remarqué pour affirmer l’identité d’un cinéaste. Autrefois banni du classicisme hollywoodien, qui érigeait en dogme la transparence narrative, ce type de plan a su trouver sa place après l’âge d’or, sous l’impulsion d’Orson Welles notamment. Les choix interprétatifs peuvent changer, mais le recours constant à ce type de plan par Terry Gilliam sert une unique cause : créer un climat de désorientation et de folie. Il y a en effet toujours une part de doute chez le cinéaste. Cette mise en scène de l’incertitude parvient à conserver l’adhésion d’un spectateur pas totalement sûr de l’authenticité du récit premier : les séquences appartiennent-elles au domaine du rêve, du fantasme ou bien la réalité de Gilliam est-elle tout simplement farfelue ?
Les choix concrets de sa mise en scène se caractérisent par une effervescence de travellings dynamiques et flottants, de caméras déformantes, inclinées et près des objets. Une effervescence technique qui se mêle à une effervescence de composition. Le cadre regorge souvent de détails étranges qui ont forgé la signature visuelle de Gilliam : longs tuyaux presque organiques, couleurs marron-jaune-rouge carcérales, objets loufoques qui distordent les corps (miroirs, écrans, loupes, combinaisons).
La déformation chez Gilliam s’inscrit dans la tradition du cinéma postmoderne qui alimente par des artifices un jeu de distanciation, même si cela reste très timide dans le cas du cinéaste. Les machines optiques qui défigurent et désarticulent le corps pour le déshumaniser et, surtout, pour rendre toute psychologie opaque rappellent en effet, de manière un peu incongrue, les œuvres de Godard pendant sa période vidéo en Suisse. Si classer Gilliam dans la catégorie des postmodernes cinématographiques peut paraître exagéré, il semble qu’il ait lorgné vers les courants théoriques européens pour se prouver une valeur d’artiste cultivé.
Serait-ce une manière de rompre définitivement avec le second degré iconoclaste et anachronique des Monty Python, dont il a co-réalisé les films ? En réalité, des Monty Python à Brazil, l’œuvre de Gilliam a évolué avec cohérence, transitant par l’intermédiaire de Bandits, bandits. Quoi qu’il en soit, l’un de ses meilleurs films, L’armée des 12 singes, est tiré d’un chef d’œuvre de Chris Marker, La Jetée. Brazil puise quant à lui son inspiration chez Orwell, et l’on sait que Gilliam a tenté d’adapter le Don Quichotte de Cervantes.
Se mettre à la marge d’Hollywood
La collaboration avec les Monty Python a eu une répercussion indéfectible sur l’ensemble de son œuvre, qu’il s’agisse de projets loufoques (Brazil) ou plus sérieux (L’armée des 12 singes), les fables et pamphlets politiques de Gilliam ont toujours quelque chose de burlesque, de cartoonesque même, cherchant à briser la frontière entre le spectateur et la fiction – jeu classique de réflexivité propre aux dessins animés de Tex Avery. On se souvient du numéro déchainé de Brad Pitt, de l’absurdité des apparitions de De Niro, et pour son dernier film, de la marginalité quasi-automatisée de Christoph Waltz.
La référence aux cartoons permet de mettre en avant le schéma gilliamien de la critique par l’absurde. Brazil mettait en scène la bureaucratie totalitaire jusqu’au fin fond du ridicule et du non-sens, procédé que l’on a retrouvé récemment dans Snowpiercier de Bong Joon-Ho. La mise en scène se double de personnages improbables, aux réactions opaques et à la psychologie surréaliste. C’était le cas dans son Imaginarium du docteur Parnassius, c’est le cas dans Zero Theorem.
La folie des situations et de la mise en scène – non pas que celle-ci soit révolutionnaire, mais elle se joue, par ses choix de cadres, de la perception du spectateur – est le moyen privilégié pour Gilliam de traiter de l’enfermement, thème présent dans quasiment toutes ses réalisations, même les plus commerciales (pensons à la publicité pour Nike mettant en scène des joueurs de football enfermés sur un bateau-prison). Ce thème plait particulièrement aux cinéastes à la marge d’Hollywood qui se battent pour défendre la liberté de création. De Spike Jonze à David O. Russell, le besoin de sortir du code narratif devient quasi-obsessionnel, obligeant leur auteur à sombrer dans le maniérisme à la limite de l’auto-parodie.
Gilliam ne fait pas exception. Zero Theorem ressemble à Brazil. Depuis 20 ans, son style est resté le même, englué dans une vision parfois désuète de la société (dans le cadre de Zero Theorem, l’observation tardive de l’emprise d’internet, des réseaux sociaux et du capitalisme sur le consommateur). Cependant, Gilliam a su mettre en image des mondes sales et foisonnants sans jamais dévier de son objectif : trouver son coin de paradis, son « Brazil », et réussir enfin (pour ses personnages comme pour lui-même) à se libérer du joug et des contraintes sociales.