Snowpiercer est le nouveau film de Bon Joon-Ho, cinéaste sud-coréen talentueux et très estimé en France, notamment depuis son étonnant The Host, qui renouvela le film de monstre. Le cinéaste peut se vanter d’être considéré comme un auteur, maitre de ses œuvres et libre dans ses choix. Snowpiercer est d’ailleurs un projet personnel qu’il a commencé à développer après avoir découvert le Transperce neige, la bande dessinée dont est tiré le film. Entrons donc dès à présent dans le vif du sujet.
Fin du monde, retour à la primitivité, science-fiction, anticipation, inquiétude écologique, à première vue, les thèmes et les genres laissaient penser à un nouveau film alarmiste et catastrophe répondant à l’appel du chaos des années 2000. Mais les réminiscences esthétiques que Bong Joon-Ho génère pour son Snowpiercer confèrent à sa réalisation une singulière identité. Le champ culturel est vaste, de la littérature au cinéma, en passant par le jeu vidéo. Et même, non sans une certaine arrogance naïve, une célébration du dessin et de sa fonction primitive et substitutionnelle du procédé photographique. L’un des personnages dessine tout ce qu’il voit, puisque ce train titanesque ne contient pas, ou peu, de dispositif filmique, balayant ainsi toutes les obsessions paranoïaques de la perte d’image. L’image ici a déjà été perdue, et l’humanité s’en est remise à elle même pour survivre, sans se soucier de son propre reflet. Les seules images projetées servent la propagande ou les révélations. Les wagons, quand à eux, communiquent par ligne téléphonique. la seule caméra de surveillance montrée sert à nourrir un certain gout pour le voyeurisme et l’image choc.
En regardant Snowpiercer, il est tentant de brasser ses différentes références. Entre autres, certains films catastrophes apocalyptiques (La jetée, Le jour d’Après) ou les films de science-fiction contre-utopiste ou de politique-fiction (Soleil vert, Metropolis). Il est également difficile de ne pas le rapprocher des fables politiques de George Orwell, notamment de son inquiétant chef d’œuvre d’anticipation, 1984. Parmi ce florilège de références, nous pouvons aussi évoquer les sagas vidéo-ludiques Bioshock et Fallout qui se déroulent dans des mondes cruels et amoraux et qui s’appuient sur l’anticipation rétro des années 50, créant ainsi un formidable décalage entre hautes technologie et décors démodés. L’atmosphère de ces jeux, émaillés de publicités au premier degré affligeant et teintés d’un profond cynisme, est finalement très proche du délire narratif de Snowpiercer, alternant horreur et loufoquerie. Lors d’un affrontement dans un des wagons, l’armée arrête subitement de se battre pour fêter le nouvel an. Scène comique et saugrenue qui rappelle la verve d’un Chaplin, d’un Tati, ou plus récemment d’un Gilliam, qui dénonçaient les automatismes quasi surréalistes des villes et de l’industrialisation. Effets du rire qui peuvent paraître échaudés ou revus, mais qui se révèlent particulièrement bienvenus pour « aérer » toute la tension de Snowpiercer.
Le début du film a en effet un ton plutôt grave et tendu, presque sans humour. Il esquisse les enjeux de l’exode des personnages principaux. Ce n’est qu’après quelques scènes que le ton se déride un peu et que la farce apparait, de plus en plus évidente. Cette farce concerne autant l’attitude de l’élite du train, que le voyage même des personnages, sans but ou, du moins, constitué d’un mouvement paradoxal. Snowpiercer est en effet régi par une logique synergique infaillible, entrainant l’intrigue par un vaste travelling métaphorisé par le train et sa trajectoire, et forçant l’avancée et l’irrésistible ascension des personnages. Ascension physique, et indirectement, ascension sociale. Ce mouvement trouve toute sa justification par la forme longiligne du train, condamné au mouvement perpétuel. Dans ce cas, pourquoi avancer dans un véhicule lui-même en mouvement, mouvement, qui n’est qu’une même boucle infinie? Le train effectue, d’année en année, le même trajet, allégorie du temps qui passe et de son cycle répétitif.
Tout ce périple semble donc voué à l’échec. Toute avancée sera brève puisque limitée par un espace clos. Tel le mythe de Sysiphe, pourquoi remonter la pierre qui de toute façon continuera à rouler? Après une série de péripéties, le cinéaste règle l’avancée de Curtis par quelques plans en travelling, le menant directement à la porte de Wilford, but de son voyage, et ceci quasiment sans nouveaux contretemps ni obstacles ; sans fioritures. Car ce n’est pas une logique de suspens ou de rebondissement qui a guidé Bong Joon-Ho, mais bien une logique de mouvement surréaliste et fabuleux, une logique de révolution et de politique fiction. V pour Vendetta mettait en scène de façon intéressante le visage du soulèvement par le mystérieux V qui justement n’a plus de visage. Un être parmi les autres, dont Natalie Portman tombait amoureuse comme on tombe amoureux d’une cause. De la même manière, les personnages de Snowpiercer ne sont pas là pour être aimés. Ils représentent une cause et, à la rigueur, ils en deviennent même antipathiques. Chris Evans fait oublier le scintillement qu’un rôle comme Captain America a pu lui donner en incarnant ce personnage froid et sans compassion.
En ce sens, le scénario est honnête puisqu’il ne présente pas de manière démonstrative ou utopique la vie quotidienne de ce train avant de bouleverser la routine par une émeute. Au contraire, son but même est de débuter par la pire des situations et d’entamer une ascension sociale que le spectateur découvre en même temps que les personnages. Le cinéaste débute la fiction en annonçant immédiatement que le mouvement sera inévitable, et qu’il est l’essence même de cette fiction.
Snowpiercer, répond d’une certaine manière à la logique infaillible du mouvement et de l’avancée rectiligne. L’unique flash-back du film crée un sentiment d’irréalité. Lors d’une séquence, le train passe au dessus d’un pont, et la caméra filme en dessous. Nous ne savons pas ce que nous regardons à ce moment. Vers la fin du film, un flash-back interne, c’est à dire employant une séquence du film déjà vue plus tôt, est sollicité, nous montrant en gros plan ce que nous devions voir sous ce pont. Le personnage l’a-t-il vraiment vu, ou fantasme-t-il sur la possibilité d’une vie hors du train? Quoi qu’il en soit, ce fragment, par son intérêt narratif (rappel que le train tourne en rond), par son collage et par la jointure qu’il opère entre la séquence présente et passée, qui dépasse la logique narrative et caresse même une optique poétique, idéalisée et euphorique (la possibilité d’un retour à une vie normale), est absolument admirable dans l’émotion qu’il suscite.
Il ne semble pas y avoir de passé dans ce train géant ou, du moins, pas d’histoire passée avec un grand H. Plutôt une suite d’arrangements entre les élites qui évoque un rapport schopenhauerien à l’histoire où l’homme subirait et ne contrôlerait pas on destin. Leibniz dirait même que, si certains événements sont injustes, ils sont nécessaires pour aboutir au meilleur monde possible. Même le film de propagande montrant soit disant Wilford dans sa jeunesse semble être un faux, monté de toute pièce pour nourrir le culte de la personnalité de cette figure mystérieuse. Quand à Curtis, nous savons peu de choses sur lui et sa psychologie. Pas de photo, pas de vidéo souvenir. Il n’est pas alourdi par une vie privée envolée, mais uniquement décrit par ses actes présents et passés. Il est par conséquent, pur mouvement, pure ascension, lui aussi cause plutôt qu’être, comme V, et voué malgré ses réticences à devenir leader. Durant 2h30 de film, il traîne sa mono-expression sérieuse et grave, contrastant avec les personnages de l’élite du train, délirants et déconnectés. La direction d’acteurs pour ces derniers se projette tout simplement vers le premier degré innocent et faux, hommage à la fadeur idéaliste de la science-fiction des années 40, et déjà parodiée par Paul Verhoeven dans son virulent Starship Troopers, Ce décalage est immédiatement introduit par la mise en scène géométrique de Bong Joon-Ho. La première séquence du film est en effet plutôt astucieuse, même si sans doute déjà vue : les prisonniers du dernier wagon sont alignés pour être comptés et s’accroupissent de manière quasi ritualisée, évoquant immédiatement l’ouverture de Metropolis de Lang. Un homme reste pourtant debout, et par la simplicité de cet effet, le spectateur sait déjà que ce personnage se lève contre l’oppression. Gros plan : nous reconnaissons Chris Evans, star system oblige, confirmant qu’il s’agit du personnage principal.
Snowpiercer reste tout de même un film contemporain, puisqu’évoquant certaines obsessions de son époque. Il met en scène, de manière sur-dramatisée, les craintes de la fin des années 2000 : protéine d’insecte, la ferveur écologique, la peur de la fin du monde. Et surtout, il est, plus que toute autre production cinématographique, une œuvre mondialiste, et pas isolationniste comme dans de nombreux films catastrophes hollywoodiens. La véritable ébullition multiculturelle qui compose le film dépasse largement le simple cadre fictionnel. Snowpiercer est une production coréenne adaptant une BD française avec des acteurs de toutes nationalités. L’œuvre rejette la logique de géolocalisation, noyée par l’unification utopiste des nationalités et des origines. Il faut d’ailleurs rendre hommage à cette scène délirante où l’autorité traduit le même discours répressif en plusieurs langues, parodiant d’avantage le grotesque de la répétition que la volonté illusoire du discours universel. Universalité cherchée par le flirt avec la fable, qui justement permet de s’élever au dessus de ces obsessions contemporaines pour raconter une lutte interchangeable à toutes les époques : la lutte des classes.
Cette lutte côtoie un paradoxe, une profonde perversion se frottant à un délire qui se veut léger : après avoir assisté à une savoureuse scène où les prolétaires se passent une torche enflammée de main en main, évoquant avec amusement le rituel des Jeux Olympiques, la soit disant légèreté et l’apparente innocence rencontre les pires horreurs : le cannibalisme, le génocide, la discrimination, et même, d’une certaine manière la pédophilie, même si ce dernier point relève beaucoup de l’interprétation ou de la projection.
Par conséquent, dans ce maelström de références, de fétidité, de crasse, de sur-rythme et de sur-mouvement, que peut-il rester? Entre des batailles enragés au sadisme dément, entre la furie burlesque d’une cadence délirante et diablement entrainante, le cinéaste parvient à suspendre la logique de défilement absolu qu’il a lui même créée, en orchestrant des moments de pause, et des retours justifiés. Le flash-back, en plus d’être marquant, offre une véritable respiration au film, un souffle d’air bienvenu dans cette fiction claustrophobe.
[Il est conseillé de ne lire ce paragraphe qu’après avoir vu le film.]
La révolution est donc en marche, mais qu’est ce qu’une révolution? Sa signification première est le cercle, le tour complet, la circulation perpétuelle. Quand le grain de sable vient enrayer la machine huilée de la mécanique de ce formidable train – confrontant la froideur de la machine à la chaleur humaine, illustrée par une des dernières scènes du film : Chris Evan sacrifie son bras pour bloquer les rouages et sauver le petit garçon – la révolution initiale semble compromise, mais le changement s’opère et la logique de mouvement perpétuel se brise. Le train explose, et les rescapés peuvent sortir pour se confronter au monde. Le plan sur l’ours vient terminer le film, dernière image donnée au spectateur, qui comprend alors que cette fin n’était qu’une fin, et que l’histoire de l’humanité sera sans doute un éternel recommencement