Amazon : le fossoyeur des librairies

Votée le 27 juin par le Sénat, la loi anti-Amazon s’érige en bouclier législatif pour protéger les librairies traditionnelles. Cette mesure élargit les restrictions imposées au géant américain qui se galvanise déjà des deux tiers du marché du livre en ligne. Les pratiques douteuses (maltraitance des employés, exil fiscal, dumping…) et la menace pour le secteur de la librairie ont fini par encourager le gouvernement à légiférer contre cette forme d’hégémonie dangereuse. Seulement, cela sera-t-il suffisant ?

Jack Lang, investi de deux mandat de ministre de la culture
Jack Lang, investi de deux mandats de ministre de la culture

Pamela Druckerman, journaliste au New York Times envoie une pluie d’éloges sur notre législation en faveur des librairies. Dans un article datant du 9 juillet 2014 intitulé «The French Do Buy Books. Real Books. », elle vernit la politique française du livre qui s’érige contre la brutalité d’une stricte loi du marché, comme l’ultime rempart d’une chute potentiellement mortelle. La « Loi Lang » et la récente « Loi Anti Amazon » sont décrites comme un arsenal législatif efficace. « Le lien entre cette réglementation et la (relative) bonne santé des librairies indépendantes est indéniable. Au Royaume-Uni, où cette réglementation a été abandonnée dans les années 1990, il reste à peine 1 000 librairies indépendantes. Un tiers des librairies ont mis la clé sous la porte ces dix dernières années, à cause des réductions consenties par les supermarchés ou par Amazon, allant parfois jusqu’à plus de 50 %. ».

En 1981, la première loi dite « Loi Lang » légifère en substance la fixation du prix du livre : dès lors, le prix est imprimé directement sur la quatrième de couverture, imposé par l’éditeur, erga omnes. Objectif visé : empêcher les oies grasses et insatiables comme les supermarchés ou les e-librairies de réaliser des économies d’échelle en exerçant une pression sur les éditeurs et obtenir la prostitution des œuvres. Les libraires ne survivraient pas à cette course aux baisses de prix, donc à la course aux ventes, donc à la course aux baisses de prix. Entrainées par ses concurrents dans une escalade vers le bas, elles agoniseraient assez rapidement.

Loi anti-Amazon ou pavée dans la marre ?

Votée à la quasi-unanimité par le gouvernement, la loi Anti-Amazon constitue la preuve qu’au pays de la littérature le livre conserve encore son pouvoir fédérateur, au même titre que les matchs de football ou que l’indignation face aux grèves du RER A.

En somme, elle promulgue l’interdiction pour les e-librairies de pratiquer une décote de 5% (plafond de réduction autorisé par la loi Lang) en plus de la gratuité du service de livraison. «Ce choix est totalement assumé par le gouvernement, car nous avons besoin de défendre toute la chaîne française du livre», indique Aurélie Filippeti dans Les Échos. Ainsi la ministre de la culture qui s’est faite détruire par les intermittents à Avignon n’est pas totalement inutile.

Coût des frais de port offerts par Amazon

Comme on peut l’imaginer, les libraires acclament cette mesure espérant voir le feu de dieu s’écraser sur la tête de celui qu’ils accusent de « concurrence déloyale ». D’ailleurs Ils n’ont pas tord là-dessus. Comment s’aligner et proposer des services de livraison gratuits, alors même que le préparateur coûte aussi cher en charge qu’en salaire et qu’il faut débourser gracieusement en plus le papier et le scotch ? Comment continuer de siffler en travaillant lorsqu’on vend littéralement à perte ? S’aligner sur des brigands c’est se mettre une balle dans le pied. Ça fait mal une balle dans le pied, impossible. Alors son lecteur se tourne vers la seule oie qui peut se le permettre, dont la stratégie sur le long terme justifie son économie actuelle désastreuse. Amazon cache ses crapuleries sous le tapis, défiscalise à Bruxelles, maltraite ses employés en silence (du moins essaie), mais qu’importe : il dépouille moins pour la même chose. Il n’est pourtant pas question d’accuser le lecteur : acheter un livre non-censuré n’a jamais encore été un acte politique.

Crapulerie jusqu’au bout d’ailleurs puisque celui qui s’est senti bafoué réagit à rebours. Malgré l’énormité de sa graisse adipeuse, le monstre Amazon n’a pas supporté cette restriction. Officiellement parce que cette mesure « va à l’encontre de l’intérêt du consommateur » ; officieusement parce-que sa faim est insatiable, le géant américain a riposté dès le lendemain. Le 17 Juillet dernier, il est indiqué sur son site internet que les frais de livraison, qui ne peuvent plus être gratuits en France métropolitaine, s’élèvent dès lors à un centime d’euro soit le minimum requis. Six mois de projet de loi pour un bras d’honneur à l’américaine. C’est d’un cynisme inouï.

La France ne peut même pas jouer l’effarouchée : Bruxelles l’avait avertie de l’inanité probable de la mesure, mais comme tout le monde le sait la France est une élève indisciplinée, elle n’écoute pas vraiment ce qu’on lui dit.

« Amazon risque de tuer les librairies indépendantes » A. Filipetti 

Enquête édifiante sur la maltraitance des employés du géant américain, par J-B Malet

Outre l’avis des fétichistes du papier, des amoureux de son parfum vieilli ; outre les raisons affectives de s’animer au milieu des vieux livres, il existe des raisons légitimes à la sanctuarisation du secteur de la librairie.

Amazon, son concurrent direct séduit plus, indéniablement. Sa logistique est exemplaire, ses produits se diversifient jusqu’à n’en plus pouvoir, il propose même des produits d’occasion ou rares livrés sous 24H sur le pas de la porte. Comment ne pas lui baiser les pieds ? Comment ne pas baiser les pieds nus de celui qui vient bousculer la vente classique du livre (et d’autres choses mais on s’en fout) en lui taillant une place de choix dans la modernité ? Ne permet-il pas lui aussi d’édifier des top chart boostés par « 50 nuances de Grey » ?

Dommage qu’en élargissant son pouvoir sur un territoire déjà occupé, le géant réduise à une peau de chagrin l’offre concurrentielle et toute la diversité dont elle se porte garante. C’est comme cette histoire de centaines d’espèces de tomates en voie d’extinction : à force de n’en cultiver qu’une sorte, on participe à la mort des autres. La demande s’écrase sous la pression de l’uniformité et Amazon s’étend. Les librairies spécialisées tombent comme des mouches, le conseil, la relation client qui s’articule autour du livre. Tout cela meurt parallèlement à l’avènement toujours croissant du phénomène « Best-seller » type roman de Marc Levy ou thriller d’Harlan Coben, comme une version accélérée de la putréfaction sur une pomme jaune.

Industrialisation du secteur du livre

L’économie de marché stricte dans le secteur du livre, c’est une logique nouvelle : plus le livre est populaire, moins il est cher, et les puristes adeptes de la distinction d’Adorno culture de masse/culture cultivé diront plus il est populaire, plus il est médiocre. Ce sera ça l’économie d’échelle adaptée à la littérature : une courbe inversée entre la qualité de la littérature et le prix. Un chef-d’œuvre pourrait être amené à couter un bras alors qu’un navet pourrait être offert en cadeau de fidélité chez Yves Rocher. Dans ces conditions, si vous êtes un lecteur exigeant, il vous faudra éviter d’être pauvre.

Boudée par les vaincus, louée par les vainqueurs

Le Syndicat des Librairies Française (SLF) se débat pour sa survie à cause de la stratégie économique d’Amazon qualifiée de dumping : « On mesure combien la gratuité des frais de port correspond à une stratégie de « dumping » qui s’appuie sur les économies réalisées grâce à l’évasion fiscale, d’une part, et sur une capitalisation boursière sans égale, d’autre part. C’est une position de domination absolue sur le marché de la distribution que recherche Amazon à travers cette stratégie. Cette stratégie a déjà fait des victimes : la chaîne Borders aux États-Unis, Virgin en France. »

Les auteurs aussi dégueulent à leurs façons : l’auteur et libraire Jaime Clarke appelle ses lecteurs à boycotter la plateforme; Allan Ahlberg, quant à lui, refuse le prix de l’association Booktrust parrainé par Amazon ; des associations d’auteurs notamment britanniques et américains se forment pour dénoncer les pratiques indignes d’Amazon. Dans cette lignée, J. Patterson, écrivain prolifique américain s’exprime dans une interview : « En ce moment, les librairies, les bibliothèques, les auteurs, les éditeurs et les livres eux-mêmes sont pris dans le feu croisé d’une guerre économique entre les éditeurs et les vendeurs en ligne. Pour être un tout petit peu, un minusculement peu plus précis, Amazon semble être hors de tout contrôle commercial dans ce pays. Cela aura finalement un effet sur chaque épicerie, et dans les grands magasins, sur toutes les grandes surfaces, et finalement, cela va mettre des milliers de boutiques pour Papa-et-Maman, hors jeu. Cela arrivera, et je ne vois personne qui a écrit à ce sujet, pourtant ça sonne comme le début d’un monopole à mes yeux.»

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Romain Voog, PDG d’AMAZON FRANCE au micro d’RTL le 17 janvier dernier

 La toute puissance d’un pouvoir engendre un despote enclin aux dérives. L’actualité confirme cette logique : la guerre qui fait rage entre Hachette et Amazon  s’éternise, Amazon continue de faire pression sur Hachette pour qu’il baisse ses prix du livre numérique. Crapuleries sous le tapis disais-je, coups bas l’air de rien. Sans un mot dans la bouche de Romain Voog, son très sexy PDG en France, les délais de livraison et d’approvisionnements sont rallongés, certaines précommandes sont rendues impossibles, mais Hachette n’en démord pas. Premier sur le marché des éditeurs français, il n’a pas l’intention de lâcher le morceau non plus.

La solution?

Que les librairies s’organisent. Les plateformes comme les librairies.fr réunissent des milliers de libraires qui mettent en commun leurs collections de sorte qu’un livre puisse être accessible à différents points de ventes, mais ce n’est pas suffisant. Il faut qu’elles se démarquent, qu’elles grandissent, qu’elles fassent face à la modernité.