S’ils peuvent tous deux être considérés comme des héritiers de la philosophie grecque, les penseurs chrétiens et musulmans n’ont cependant pas fait fleurir cet héritage de la même façon. Cette différence de perspective est source de malentendus, et c’est ainsi qu’en Occident on se demande parfois ce qu’il est advenu de l’enseignement spécifiquement aristotélicien en terre d’islam. Une brève mise au point est donc nécessaire.
Faut-il parler de philosophie islamique ou de philosophie arabe ? Les deux expressions ne recouvrent pas le même champ. Ce qu’on nomme « philosophie arabe » suppose une définition assez restrictive de la philosophie, comme pensée fermement ancrée dans la philosophie grecque, notamment dans l’aristotélisme, et usant des procédés rationnels qui la caractérisent. Elle comprend également des philosophes juifs et chrétiens d’expression arabe. Mais de nombreux auteurs, et pas des moindres, sont ainsi écartés du champ d’étude des historiens de la philosophie. D’où la nécessité de les regrouper sous l’appellation de « philosophie islamique », qui entraîne une conception plus large de la philosophie, et également plus proche de l’étymologie du terme. La « philosophie islamique » est ainsi la manière islamique d’aimer la sagesse, et de la rechercher par une pensée spéculative. Malheureusement, les facultés de philosophie en Occident continuent de n’accorder que peu d’intérêt à cette philosophie islamique ; on se trouve dans la situation où un Sohravardî ou un Ibn ‘Arabî, auteurs majeurs et incontournables de la pensée en islam, sont étudiés par des arabisants, des historiens ou des islamologues, mais généralement snobés par les étudiants en philosophie et leurs professeurs.
Depuis Ernest Renan, l’idée s’est en effet répandue en Occident que la philosophie en terre d’islam n’avait pas survécu à la mort d’Averroès, auquel Renan avait consacré une thèse. C’est à Henry Corbin que revient le mérite d’avoir battu en brèche le rationalisme de Renan, et d’avoir sapé les fondements du mépris dans lequel ce dernier tenait la pensée islamique. Auteur d’une magistrale Histoire de la philosophie islamique, Corbin, platonicien convaincu, s’est attaché toute sa vie durant à faire émerger de l’oubli les grandes figures islamiques qui n’avaient pas été jugées dignes de recevoir le nom de « philosophes ».
Les auteurs qui ont cet honneur sont bien connus : il y a al-Kindî, le premier grand philosophe arabe, al-Fârâbî (surnommé « le Second Maître », le premier étant Aristote) Avicenne et Averroès. Il en est d’autres, mais ce sont là les principaux. Pourquoi ceux-là ? Tous ont en commun de perpétuer l’aristotélisme, qui semble dès lors s’identifier à la philosophie en général. Cette identification pose cependant deux problèmes.
Lors du grand mouvement de traduction des œuvres grecques en arabe, au IXème siècle, les traducteurs mirent en circulation une paraphrase arabe des Ennéades IV, V et VI de Plotin sous le titre La Théologie d’Aristote. Le contraste entre ce pseudo-Aristote et l’Aristote authentique ne manqua pas d’apparaître aux lecteurs musulmans. Mais il était possible de mettre cette divergence sur le compte d’une différence de méthode. La démarche empirique d’Aristote fut ainsi comprise comme le complément nécessaire de l’idéalisme platonicien, ainsi que l’explique al-Fârâbî dans sa tentative d’harmoniser les enseignements des « deux sages ». On pouvait également considérer qu’il y avait là une question de degré de vérité : Aristote représentait ainsi la philosophie exotérique de Platon, et livrait, dans sa Théologie, la véritable doctrine ésotérique, qui, étant une, ne pouvait guère contredire l’enseignement platonicien. Il y eut bien des tentatives de distinguer Platon et Aristote ; Avicenne semble avoir été le premier à soupçonner que la Théologie était un apocryphe. Plus tard, Averroès tentera pour sa part de purifier l’aristotélisme du parasitage platonicien. Il reste que cette distinction n’eut guère d’écho : les philosophes musulmans, dans l’ensemble, lurent Aristote comme le lisaient déjà les néoplatoniciens de l’Antiquité tardive. L’aristotélisme musulman est donc fortement teinté de (néo-)platonisme, et ce dès les origines.
Le second problème que soulève l’identification de la philosophie à l’aristotélisme est l’omission qu’elle entraîne de nombreux auteurs dont la postérité en terre d’islam fut bien plus considérable que celle de l’aristotélisme pur (ou supposé tel) d’un Averroès. La survalorisation de ce dernier en Occident ne correspond en rien à sa réception en Orient, où il a été totalement ignoré. En revanche, deux auteurs à peu près contemporains d’Averroès ont eu un retentissement immense en Orient : il s’agit de Sohravardî (m. 1191) redécouvert par Henry Corbin, et d’Ibn ‘Arabî (m. 1240) qui bouleversa si profondément la métaphysique islamique que pas un auteur ne put l’ignorer dans les siècles qui suivirent.
Sohravardî et la « philosophie orientale »
Le cas de Sohravardî est particulièrement représentatif de la réception islamique d’Aristote. Il fut d’abord un pur péripatéticien. On lui doit ainsi plusieurs ouvrages directement inspirés du maître grec. Mais Sohravardî était un philosophe en acte et un musulman : la philosophie comprenait pour lui un versant existentiel, pour ainsi dire, ou du moins pratique. En cela, les philosophes musulmans sont les continuateurs des philosophes de l’Antiquité, qui, ainsi que l’a démontré Pierre Hadot, vivaient la philosophie et ne se contentaient pas de spéculations théoriques.
Sohravardî était donc un homme pieux qui effectuait de nombreux jeûnes et prières. Dans son œuvre maîtresse, Le Livre de la Sagesse Orientale, il raconte que son contenu lui est venu tout d’un coup, au cours d’une expérience mystique. Il y développe son projet d’allier les différentes sources de la Sagesse (islamique, grecque et même zoroastrienne), non dans une sorte de syncrétisme artificiel, mais par leur résurrection et leur intégration dans un ensemble cohérent : la philosophie ishrâqî, ou orientale. L’Orient c’est le lieu où le soleil se lève, c’est de là que surgit la lumière. Se diriger vers l’Orient, s’orienter, c’est se diriger vers le point de départ de l’émanation lumineuse, et donc symboliquement vers l’Un. La philosophie de l’Ishrâq est ainsi orientale en ce qu’elle se présente comme une remontée vers la Lumière des lumières, d’où procèdent tous les êtres. Mais cette remontée n’est pas tant théorique, spéculative, que personnelle. L’aboutissement de l’Ishrâq, c’est l’apparition d’un nouveau matin en son âme, ou la remontée vers le matin de son âme. Il s’agit d’opérer un retour – une conversion, dirait Plotin – au Principe, non des choses, mais de soi. Nous ne sommes pas dans une perspective ontologique mais spirituelle, illuminative (d’ailleurs le terme Ishrâq signifie à la fois Orient et illumination). L’entreprise rationnelle de la philosophie n’est que la première étape dans la remontée au Principe, car, ainsi que l’écrit Henry Corbin, dans le volume de la quadrilogie En Islam iranien consacré à Sohravardî et aux platoniciens de Perse : « Le philosophe qui ignore que sa philosophie doit éclore en une réalisation spirituelle personnelle, gaspille son temps en une recherche inutile » (même si à l’inverse, la réalisation spirituelle ne trouve sa perfection que si elle s’appuie sur une formation philosophique solide). Il ne s’agit pas de rechercher une connaissance théorique et extérieure des choses en se cristallisant sur ce que Heidegger appellerait « la classification de l’étant ». La véritable connaissance est au-delà de la philosophie.
Sohravardî écrit dans un autre ouvrage que « les constructions dont font état les philosophes sont en pure perte et leur propos n’est autre que de gaspiller le temps inutilement (…) Car il ne subsiste finalement que des monceaux d’écritures. Mais il y a des gens qui, en se donnant l’air de philosophes, se laissent séduire par cela, leur opinion étant qu’un homme peut prendre rang dans la famille de la sagesse-théosophique par la seule lecture des livres, sans avoir à entrer en lui-même dans la voie du monde spirituel, sans expérimenter personnellement la vision des êtres spirituels de Lumière. »
Ce qui importe c’est cette conception d’une pensée philosophique devant nécessairement aboutir à l’expérience mystique : le Sage véritable n’est pas celui qui maîtrise Aristote sur le bout des doigts, mais celui qui maîtrise Aristote et s’est avancé dans la voie de la Connaissance directe. A l’empirisme matériel du péripatétisme, il faut ajouter un empirisme spirituel, sans lequel le premier n’est qu’aveuglement.
C’est le couple complémentaire de l’ésotérisme et de l’exotérisme, analogue à celui de l’âme et du corps, ou à celui de la connaissance et de l’action, qui est en jeu ici. On ne peut comprendre la philosophie islamique, ni la pensée en islam de manière générale, si on ne voit qu’elle est structurée par cette dualité (qui n’est pas un dualisme). Dès lors, Aristote ne peut être perçu que comme un exotériste, tout comme le sont, dans un autre genre, les docteurs de la loi islamique qui se contentent de l’extériorité de cette dernière, sans en interroger le sens métaphysique et existentiel.
Faire grief à la civilisation islamique de n’avoir pas donné à Aristote la place que, selon certains, il mérite, c’est oublier que sa pensée ne s’appliquait, aux yeux des philosophes musulmans, qu’aux mondes inférieurs.