Catholique anglais du début du XXe siècle, Gilbert Keith Chesterton est, au royaume de l’absurde, un génie qui joue de l’esprit britannique afin de démystifier la modernité. Bien loin de la rigueur froide, puritaine et systématique, Chesterton rend du sens à la sobriété et théorise une vie sainte et saine. Une foi certaine mais tranquille, une modération sans complexe : un art catholique du bien vivre.
La défense du catholicisme chez Chesterton est simple : les principes moraux, l’austérité apparente ne sont pas une discipline que le croyant s’inflige par un masochisme tordu. Ils ont du sens, et sont des guides vers une vie heureuse. Ils sont des tuteurs plus que des fardeaux, des repères, un cadre sans lequel il est aisé de tomber dans la dépendance, l’abus et qui surtout permet au croyant de ne pas s’éloigner de Dieu.
L’art de vivre comme tradition
« Ne buvez jamais parce que vous en avez besoin, car ce serait boire d’une façon rationnelle, c’est le chemin le plus sûr vers la mort et vers l’enfer, buvez au contraire parce que vous n’en avez pas besoin car c’est irrationnel et c’est l’antique santé du monde. »
Au fond d’un fauteuil club, Partagas D-4 dans une main, Nouveau Testament dans l’autre, le cognac posé sur la table. C’est un peu cela la bonne vie chrétienne que propose Chesterton : pas question de s’encanailler, ni même de transgresser, mais de rendre grâce en somme. Rendre au sacré son corollaire qu’est l’exception : le plaisir ne se trouve jamais que dans la parcimonie. La rareté fait bien souvent le prix des choses, et la répétition peut être un danger, une systématique voire même une prison.
Mais parce qu’aujourd’hui la sobriété n’est pas, ou n’est plus, une évidence, Chesterton nous ramène au temps ancien de l’éducation, de la transmission et de la tradition. Il nous fait songer à cette vieille France où le bon père de famille prenait son fils entre quatre yeux pour lui enseigner tout l’art de boire le bon vin. Un monde où le poids des coutumes et de l’éducation est plus fort que l’État et ses interdits.
À la logique d’efficacité, d’optimisation permanente, qui marque notre monde moderne, l’auteur préfère l’assurance de celui qui ne court après rien mais flâne allègrement, prend le temps d’être lui-même. C’est la création limitée, le fait d’être à la fois maître et dépendant sans excès qui procure à l’homme une joie qui lui appartient. Plutôt que de courir dans sa roue dans un effort interminable et suicidaire, Chesterton jouit de ses limites sans chercher à les dépasser. En les acceptant pleinement, il se rend libre.
Du sacré dans le quotidien
Chesterton initie celui qui le lit au XXIe siècle : en un sens il évoque et invoque la valeur perdue du rituel, qui manque à ceux qui abusent. Un rituel simple et bon vivant, mais qui n’en perd pas pour autant son lien avec le sacré, son sens profond : celui de prendre un temps gratuit, un temps pour soi. Un temps pour rien, qui rend alors possible l’élévation, belle et spontanée. Quand on a fait abstraction de tout, pour le catholique qu’il est, il ne reste que Dieu, soi, et la délectation.
Le rituel, que ce soit celui du fumeur de havanes, du buveur d’absinthe ou de cognac est long, c’est un équilibre qui requiert attention et concentration. C’est l’antithèse du fumeur de cigarettes nerveux, de l’amateur de shooters de vodka. Le rituel ne saurait être systématique, au risque de perdre sa valeur, faisant de celui qui l’exécute une machine. Or le rituel est lien, mais on ne lie rien avec une machine, le rituel est humain.
Et lorsque dans l’Évangile le Seigneur appelle à célébrer, il rappelle que sa présence est permanente et heureuse, et qu’elle se prolonge à travers l’autre. La fête est partage, communion. Partager la simplicité, partager la modération c’est aujourd’hui plus que jamais se placer sous le regard de Dieu, qui ne supporte pas de nous voir nous faire du mal quand tant de nos congénères font de l’excès la règle, au point d’en avoir besoin plus qu’ils n’en ont réellement envie. La sobriété permet d’échanger, de partager. La beuverie, le shoot et la déglingue collective font de la fête une guerre ultraviolente menée contre sa propre condition. Ils célèbrent la mort mais tombent dans un piège inévitable : celui de vivre l’enfer. Tandis que la tempérance et la modération comme le pardon préservent de la meurtrissure de la culpabilité.
Chesterton affirme aussi que cette exception est peut-être tout ce dont nous avons besoin au fond, et qu’il nous serait aisé de renoncer au «progrès », à nos technologies, nos sciences, nos systèmes pour retrouver « le bonheur que nous avons connu avec des camarades dans une taverne ». Il faudrait que chacun de nous se le demande, sincèrement.
Un antipharisianisme moderne
Finalement, Chesterton est l’antipuritain, l’anti-intégriste. Un antifa à sa manière : un antipharisien. Il comprend que le mal n’est pas dans la création des hommes, le diable n’est pas intrinsèquement constitutif du vin, du cigare, ni même (c’est dire !) de la belle femme ! Il n’y a ici pas de bien ou de mal qui puisse se définir autrement que dans son rapport à l’homme, et au bout du chemin, au divin. Autrement dit il n’y a de bien ou de mal que dans l’usage que l’on fait du vin, du cigare, et dans le rapport que l’on entretient avec la belle femme. Rejeter en bloc tout ce que la modernité, comme la réaction, fait de mal avec l’objet, l’idée ou le symbole, c’est renoncer à assumer sa responsabilité de faire le bien, c’est accepter le totalitarisme ravageur des ravagés. À s’éloigner de tout ce que les hommes utilisent pour faire le mal, on s’éloigne de tout, et a fortiori de tout le monde : dans le siècle, ni le chrétien ni personne ne peut vivre sa foi dans une telle prison mentale qui tient plus de l’idéologie que de la rigueur.
C’est aussi cela que dit Chesterton en énonçant que « le monde est plein d’idées chrétiennes devenues folles ». Car il ne méconnaît pas non plus, c’est une évidence, que la vie chrétienne est une vie tendue vers Dieu, mais que sa miséricorde nous ramène avec amour à l’humilité qui s’impose. Celui qui jamais ne faute, qui jamais n’échoue, qui jamais ne tombe ne connaît pas la beauté d’être pardonné par celui qui aide à se relever. Et finalement, presque par chance, l’être parfaitement sain n’existe pas. Mais c’est pourtant ce à quoi voudrait nous faire croire un monde moderne athée et à bien des égards plus puritain encore que certains fervents croyants. « L’ennui avec le fait de toujours tenter de préserver la santé du corps est qu’il est très difficile de le faire sans détruire la santé de l’esprit. » À vouloir tuer la souffrance, tuer la contrainte, tuer la mort demain, le monde moderne nous invite une fois encore à nous tourner vers Chesterton.