Serge Berstein enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris. Membre des conseils scientifiques de la Fondation Charles de Gaulle et de l’Institut François Mitterrand, il est l’auteur de nombreux ouvrages en histoire contemporaine et a codirigé le livre Fascisme français ? (CNRS éditions), un ouvrage qui répond aux thèses de Zeev Sternhell sur la France comme matrice du fascisme.
PHILITT : La confrontation entre les thèses est inhérente à l’Histoire. En effet, les désaccords entre les historiens sont fréquents. Pourquoi l’opposition à la thèse de Zeev Sternhell s’est-elle transformée en une virulente controverse nécessitant la réponse de ce collectif que vous avez dirigé ?
Serge Berstein : Essentiellement parce que Zeev Sternhell s’est toujours refusé à débattre comme le font les historiens en argumentant à partir des faits pour étayer leurs interprétations et parvenir soit à constater le caractère irréductible de leur désaccord, soit à nuancer leurs propres conclusions pour tenir compte de celles de leurs contradicteurs. Dès la parution de Ni droite ni gauche en 1983, la quasi-totalité des historiens français spécialistes de la question a critiqué dans diverses revues des affirmations en contradiction avec les réalités que tous avaient constatées. La seule réponse de Sternhell (et il n’a jamais varié sur ce point) a été de les accuser de chauvinisme destiné à laver la France de toute contagion fasciste ou de carriérisme afin de complaire à René Rémond, créateur de la théorie des trois droites, contestée par Sternhell qui en discerne une quatrième ! Quant à la moindre réponse aux arguments de fond de ses contradicteurs, elle n’est jamais venue. Aussi, nombre de jeunes historiens, excédés par la suffisance et l’agressivité de Sternhell nous ont-ils demandé d’apporter une réponse circonstanciée à des affirmations erronées répétées indéfiniment depuis trente ans et présentées en majesté en 2014 dans son ouvrage d’autoglorification intitulé Histoire et Lumières, modestement sous-titré Changer le monde par la raison.
PHILITT : Dans votre ouvrage, vous évoquez la thèse dite « de l’immunité ». Quels sont les anticorps qui ont préservé la France du fascisme ?
Serge Berstein : Je ne défends pas la thèse de l’immunité qui est une invention du sociologue Dobry, pour la bonne raison que je n’y crois pas. On ne voit pas pourquoi, par une sorte de grâce spéciale, la France aurait échappé à la contagion fasciste dans une Europe où celle-ci a gagné à peu près tous les pays, mais de manière plus ou moins marquée. Il y a eu un fascisme français, marqué par l’adhésion aux idées fascistes d’une partie des intellectuels, de Drieu La Rochelle à Rebatet, de Céline à Brasillach. Il y a eu en France des organisations fascistes ou se déclarant telles, du Faisceau de Georges Valois au Francisme de Bucard ou à la Solidarité française de Coty. Mais toutes n’ont été que des groupuscules, à la seule exception du PPF de Doriot, mais qui est en plein déclin en 1939 avant que l’occupant ne le fasse renaître. Toutefois, ce fascisme est demeuré très largement minoritaire et c’est cette marginalité qu’il s’agit d’expliquer. On peut y voir de multiples raisons. La principale me paraît être la prégnance de la culture républicaine en France, instaurée depuis trois quarts de siècle après une longue acculturation au XIXe siècle dans l’héritage de l’épisode révolutionnaire. C’est celle-ci, partagée par la presque totalité des forces politiques, des modérés aux socialistes, qui rend la France des années trente allergique au fascisme. Mais il faut ajouter que pour ceux (en nombre croissant) qui jugent le système parlementaire dépassé, il n’est nul besoin d’un quelconque recours au fascisme. Ils peuvent se tourner vers la fraction du nationalisme français qui, dans le droit fil de l’union sacrée du temps de guerre, se présente comme unanimiste, rassembleuse, d’inspiration sociale-chrétienne, ralliée à l’idée républicaine, mais qui préconise un pouvoir exécutif fort et qui va donner naissance au Parti Social Français du colonel de La Rocque, lequel dépasse le millions d’adhérents en 1939 et annonce, au niveau de sa fonction politique, le gaullisme de masse du RPF après la guerre .
PHILITT : Vous critiquez également la méthode de Sternhell. Son « idéalisme historique » remet-il en question sa crédibilité d’historien ?
Serge Berstein : Pour un historien du politique, l’étude des idées est évidemment indispensable et nul ne songe sur ce point à critiquer Sternhell. Là où le bât blesse, c’est lorsque ce dernier considère que les idées suffisent à définir l’histoire. Michel Winock a démontré dans l’ouvrage que nous avons co-dirigé à quelles aberrations conduisait ce parti-pris et pratiquement tous les auteurs rassemblés l’ont confirmé en évoquant les impasses auxquelles conduisait nécessairement cette étrange conception. En se glorifiant de « sortir des sentiers battus », de ne s’intéresser qu’à l’idéal-type, en négligeant les détails, en ne retenant des faits que ceux qui lui paraissent conforter ses vues, Sternhell montre son indifférence aux règles élémentaires de la recherche historique. Il est vrai que ces choix lui permettent d’affirmer ce qui lui convient sans perdre de temps à le prouver en s’appuyant sur des faits précis. Il crée ainsi de toutes pièces un univers imaginaire, schématique et manichéen où le bien est représenté par les héritiers des Lumières et le mal par leurs adversaires, le jugement de valeur a priori tenant lieu d’analyse. En voulant ignorer que les idées n’ont d’intérêt que si elles répondent aux aspirations et aux besoins des sociétés humaines, si elles s’incarnent dans des faits concrets, si les nuances et les évolutions qu’elles connaissent permettent de mieux en saisir la nature, c’est évidemment sa crédibilité d’historien qui se trouve mise en cause.
PHILITT : Si l’opposition aux thèses de Sternhell fait consensus chez les historiens français, qu’en est-il à l’étranger ? Notamment en Italie, en Israël et aux États-Unis ?
Serge Berstein : Je me sens tout à fait incapable de juger de l’audience de Sternhell dans l’historiographie de ces divers pays. S’il faut l’en croire, le monde entier est derrière lui. Il cite à tout propos une poignée de disciples qui se recrutent pour l’essentiel dans le monde anglo-saxon. Dans l’ouvrage collectif que nous avons co-dirigé avec Michel Winock, Jean-Paul Thomas a montré que tous ne le suivaient pas aveuglément, mais que, pour un certain nombre d’entre eux, leurs travaux reposaient sur des sources très lacunaires qui ne conduisent pas à faire à leurs travaux une confiance aveugle. Je suppose qu’il a dû avoir quelques fidèles élèves en Israël (que je ne soupçonne pas de carriérisme). Pour ce qui concerne l’Italie, je constate que le meilleur spécialiste actuel du fascisme, Emilio Gentile, est tout à fait critique de ses thèses. Ce qui est aussi le fait de l’Américain Steven Englund ou de l’Allemand Rainer Hüdemann.
PHILITT : Comment comprendre le succès et la portée des thèses de Sternhell depuis près de 30 ans ?
Serge Berstein : Il me semble que l’explication est à la fois médiatique et politique. Il est peu douteux que les affirmations de Sternhell depuis trente ans sur le fait que la France de Barrès et de Sorel a été le berceau du fascisme à la fin du XIXe siècle, qu’elle a connu avec le PSF un important parti fasciste, que le régime de Vichy a été depuis ses origines un régime fasciste (nous en sommes là pour le moment, mais nul doute que la suite viendra) ont excité des journalistes plus sensibles à l’attrait du scoop qu’à la vérification de la preuve historique. La même remarque vaut d’ailleurs pour les maisons d’édition qui ont réédité un ouvrage qui fait scandale et, par conséquent, se vend plus aisément qu’un livre austère scientifiquement fondé. À ceci s’ajoute l’histoire personnelle de Sternhell qui suscite par son passé un courant de sympathie dans certains milieux : un jeune juif polonais qui a connu les persécutions nazies et a dû vivre dans la clandestinité avant de gagner la France, puis Israël afin de participer à l’aventure sioniste, un autodidacte devenu universitaire, un défenseur d’Israël qui a combattu durant les guerres des années 60-70 mais qui appartient au mouvement « La paix maintenant » partisan d’une négociation avec les Palestiniens, un intellectuel de gauche fondé à dénoncer le fascisme et ses résurgences… Tous ces éléments rendent largement compte d’un capital de sympathie, périodiquement renouvelé lorsque la conjoncture fait craindre un retour offensif du fascisme. Ils expliquent que, dans une récente recension de notre ouvrage, un excellent journaliste reconnaissait que la critique des thèses de Sternhell était fondée, mais qu’il ne fallait pas pour autant condamner leur auteur. Tel n’était d’ailleurs pas l’objet de ce livre dont les participants ne cherchaient qu’à apporter une réponse à ce qu’ils considéraient comme d’évidentes erreurs historiques.
PHILITT : Depuis 2002 et l’ouvrage de Daniel Lindenberg sur les nouveaux réactionnaires, les comparaisons entre notre époque et les années 30 sont nombreuses. Ainsi Renaud Dély et Claude Askolovitch ont publié Les années 30 sont de retour. Philippe Corcuff a écrit Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard. Jean-Loup Amselle a fait paraître Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient. Pensez-vous que le parallèle entre nos deux époques soit pertinent ?
Serge Berstein : On peut concevoir que la crise qui frappe une grande partie du monde depuis plusieurs années pousse des observateurs à la comparer à celle des années trente qui peut servir d’étalon en matière d’ampleur et de durée. Au demeurant, il est exact que la comparaison demeure valable pour ce qui concerne le déclenchement et le processus de diffusion de la crise. Au départ, un krach boursier dû aux manœuvres spéculatives d’établissements de crédit américains, entraînant une crise bancaire, une restriction du crédit qui débouche sur un ralentissement économique et une augmentation du chômage. Compte tenu du rôle central joué par l’économie américaine, cette crise se propage progressivement à l’ensemble du monde en entraînant des effets identiques. Mais c’est probablement moins aux aspects économiques que songent les auteurs de ces ouvrages qu’aux conséquences politiques de la crise des années trente, à savoir la poussée des opinions extrêmes, la recherche de boucs émissaires à qui imputer la responsabilité des difficultés, le recours aux formules autoritaires ou totalitaires avec, en point d’orgue, le déclenchement d’un conflit international. Or, l’histoire ne comporte pas ce caractère mécaniste qui ferait que les mêmes causes reproduiraient les mêmes effets pour la simple raison qu’en plus de huit décennies le monde a considérablement changé.
Nul ne peut se hasarder à prédire quels seront les effets politiques à moyen terme de la crise, mais il apparaît extrêmement douteux qu’ils puissent ressembler à ceux des années trente. La mondialisation et les avancées technologiques ont largement aboli les frontières et accru la dépendance de chaque État de la planète envers tous les autres. La construction européenne et la création d’une monnaie unique dans la zone euro ont mutualisé une grande partie de la souveraineté des États européens et multiplié les liens entre eux. Des organismes de concertation entre États se sont créés permettant aux dirigeants de se rencontrer (ONU, G8, G20, organisations régionales…). Vaille que vaille, la prise de conscience d’une solidarité internationale a progressé, n’éliminant pas les conflits locaux ou régionaux mais interdisant qu’ils dégénèrent en une conflagration générale. À l’intérieur même des États, des filets de sécurité amortissent (sans les supprimer) les effets sociaux de la crise. Il me paraît évident que, pas plus que la crise des années trente, celle du début du XXIe siècle ne restera sans conséquence économique, politique, sociale ou intellectuelle. Mais ce n’est certainement pas dans une résurgence du passé qu’il faut chercher les traits dominants du monde de demain, mais dans une interrogation sur les évolutions d’avenir engendrées par les bouleversements d’aujourd’hui.