Quel fascinant destin que celui de Victor Hugo ! Destin qui l’amène en seulement quelques années du titre de vicomte de la monarchie de Juillet à un long et solitaire exil d’opposant républicain sous le Second Empire. Choses vues, recueil de chroniques écrites tout au long de sa vie, nous offre un témoignage unique sur la Révolution de 1848, moment de rupture dans la vie du poète et commencement d’une véritable métamorphose politique.
Choses vues est un objet littéraire étonnant, étroit mélange de réflexions politiques entrecoupées de moments de vie quotidienne et d’anecdotes historiques. Il s’y succède de brefs instants pris sur le vif qui nous révèlent une ambiance, des atmosphères de rues, l’intimité de la famille Hugo, les coulisses du jeu parlementaire… Comme dans une œuvre impressionniste, par différentes petites touches de couleurs, c’est la peinture du temps que l’on peut voir là. L’ouvrage laisse toutefois une impression de brouillage qui renvoie à la confusion des événements vécus que seule l’histoire écrite a posteriori est capable de mettre en cohérence.
Victor Hugo face à la rue
Février 1848. Dans le froid d’un hiver rigoureux, le poète est plongé dans l’écriture de son roman des Misères lorsque la rumeur de la rue et le grondement du peuple de Paris l’amènent à poser sa plume et à devenir l’acteur et le témoin privilégié de la révolte populaire. En ce début d’année, Victor Hugo n’est pas encore l’immortel républicain que l’on enterrera au Panthéon en 1885. Après avoir été un jeune légitimiste exalté célébrant le sacre de Charles X, il est devenu, sous le règne de Louis-Philippe, un notable proche du pouvoir. C’est encore un homme politique assermenté au roi qui vit cette nouvelle Révolution. Il appréhende avec méfiance les événements qui agitent Paris. Ce n’est pas le peuple qu’il craint, il en est le thuriféraire, mais il se méfie de la foule, de ses débordements et de ses excès.
Dans les années précédant la Révolution, la monarchie orléaniste était sourde aux appels des réformes démocratiques. Le régime censitaire ne permettait qu’à une infime minorité de la Nation de participer par le vote à la vie politique. Face à cet immobilisme, l’opposition libérale mena campagne afin de faire entendre les aspirations d’une partie du pays. Partout en France étaient organisés des banquets où l’on contestait la politique gouvernementale. L’interdiction d’un de ces banquets, le 22 février 1848, met soudain le feu à la poudrière parisienne. Autour des Champs-Élysées sont érigées les premières barricades. Ouvriers des faubourgs, étudiants de la Sorbonne, artisans des quartiers populaires, tout le peuple de Paris s’unit dans la révolte. Dans une joyeuse et exaltée confusion, les rues de Paris se couvrent de barricades tandis que s’élèvent au-dessus de ses toits La Marseillaise, Le Chant du départ et Le Chant des Girondins. Paris s’embrase et, fidèle à son tempérament frondeur, décide de combattre.
Il en faut davantage pour inquiéter le placide Louis-Philippe qui garde une sérénité inconsciente et n’agit qu’à contretemps. La fraternisation entre la Garde nationale et le peuple accélère brutalement la chute de la monarchie. Pour éteindre l’incendie, le roi se décide à renvoyer Guizot, son impopulaire ministre. La mesure reste inefficace et, face à la montée de la révolte, Louis-Philippe est contraint d’abdiquer le 24 février. Victor Hugo, comme d’autres parlementaires, est alors chargé d’annoncer la nouvelle au peuple révolté sur la place de la Bastille. Avec courage, au risque de sa vie, le poète affronte le peuple en colère : « La foule s’ouvrit devant nous, curieuse et inoffensive. Mais à vingt pas de la colonne, l’homme qui m’avait menacé de son fusil me rejoignit de nouveau et me coucha en joue, en criant « A mort le pair de France ! – Non, respect au grand homme. » fit un jeune ouvrier, qui vivement avait abaissé l’arme. »
1848 à l’ombre de 1793
La Révolution de 1848 et la proclamation de la Seconde République (1848-1852) marquent une rupture dans la vie de Victor Hugo. C’est durant ces quatre années qu’il devient l’ardent républicain que l’histoire retiendra. Bien que l’auteur des Misérables ait une empathie naturelle pour le peuple, source pour lui d’inspiration littéraire et de préoccupation politique, son adhésion à la République n’est pas immédiate. Il conserve en effet un jugement critique à l’encontre des mouvements populaires. D’abord méfiant, il craint de voir le mouvement socialiste, mené par Blanqui et Barbès, s’attaquer à l’ordre social et aux libertés. Trop imprégné de l’histoire de France, il connaît le risque des dérives dictatoriales quand le pouvoir est laissé à la rue. La Grande Révolution de 1789 imprègne encore les esprits et l’ombre de la guillotine plane sur cette nouvelle république.
Il redoute de voir tomber la France dans la barbarie. Cette république ne serait alors qu’un bégaiement de l’histoire singeant celle de 1793 : « On peut tomber au-dessous de Marat, au-dessous de Couthon, au-dessous de Carrier. Comment ? En les imitant. Ils étaient horribles et graves. On serait horrible et ridicule. Quoi ! La Terreur parodie ! Quoi ! La guillotine plagiaire ! Y a-t-il quelque chose de plus hideux et de plus bête ? 93 a eu ses hommes, il y a de cela cinquante ans, et maintenant il aurait des singes. » Hugo n’a ainsi pas de mots assez durs pour la nouvelle élite républicaine, animée, selon lui, par la médiocrité et faite de gesticulations, de petitesses… Les géants de 1789 les rapetissent encore plus.
Malgré ses réticences, l’atmosphère du temps l’électrise et il prend conscience que cette république peut devenir un formidable outil au service de la liberté et de la justice sociale. Car il aspire à élever ce peuple écrasé par la misère. Il décide de continuer son combat politique sous le nouveau régime. Les élections l’amènent à devenir député. En juin, c’est donc sur les bancs de l’Assemblée nationale qu’il apprend une nouvelle révolte du peuple, déçu par les mesures de la nouvelle république. Face à ces troubles qui remettent en cause la légitimité du suffrage universel, Victor Hugo se range du côté des forces de l’ordre. Le pouvoir de la rue lui apparaît comme un despotisme aussi intolérable que la tyrannie d’un seul homme. Il cherche cependant à atténuer la répression sanglante menée par le général Cavaignac. Conscient de la nécessité de faire respecter les nouvelles institutions démocratiques, il n’en reste pas moins violemment éprouvé moralement. « Enfin cette affreuse guerre de frères à frères est finie ! Je suis quant à moi sain et sauf, mais que de désastres ! »
C’est dans ce bouillonnement révolutionnaire et cette ferveur démocratique que le poète voit son destin basculer. L’énergie du désespoir de ce peuple qu’il admire déclenche une prise de conscience. Cette rupture historique ne lui apparaît pas née du simple hasard mais plutôt être le fruit d’une longue maturation. La Révolution s’inscrit dans le sens de l’histoire : elle est l’enfant de la nécessité et permet de canaliser l’énergie du peuple afin de l’élever. L’année 1848 amorce ainsi sa métamorphose vers un républicanisme intransigeant. Il devient le défenseur d’une république mystique et charnelle qui pose les bases de ses engagements politiques futurs. Dans la confusion des événements, une vérité s’impose : la République ne lui a jamais été extérieure, elle l’a révélé à lui-même.