Toute sa vie, Flaubert a eu honte de Novembre, un court récit romantique qui clôt ses œuvres de jeunesse. Ce roman méconnu, qui contient les germes de la maturité littéraire de Flaubert, est pourtant à la hauteur des chefs-d’œuvre romantiques.
Qui n’a pas eu, un jour, honte de ses emportements de jeunesse ? Flaubert en a fait l’amère expérience avec Novembre, un court roman écrit entre 19 et 21 ans. Il n’a jamais eu de mots assez durs pour qualifier ce texte dans lequel il dépeint un jeune romantique enflammé par les passions et dégoûté par l’existence. C’est une « ratatouille sentimentale » parsemée de « monstruosités de mauvais goût » où « l’action est nulle » : son récit le dégoûte tellement qu’il en empêche la publication. Et il s’en félicite auprès de sa maîtresse et principale correspondante Louise Colet : « Ah ! Quel nez fin j’ai eu dans ma jeunesse de ne pas le publier ! Comme j’en rougirais maintenant ! »
Les nombreux exégètes de Flaubert ont suivi la consigne du maître et se sont peu appesantis sur ce texte, dont la première publication intégrale a lieu vingt ans après sa mort, en 1910. La Revue Flaubert n’a jamais consacré un article à Novembre, et les trois ou quatre seuls qui existent remontent à plusieurs décennies. La principale raison de ce désamour : un romantisme convenu qui a écœuré Flaubert et – peut-être – les spécialistes de son œuvre. Les thèmes centraux du récit sont, il est vrai, éculés, autant par lui que par les figures de proue du mouvement : exaltation d’un moi souffrant, déification de la nature, désespérance mégalomaniaque… Cette filiation avec le romantisme est d’ailleurs revendiquée ; Paul et Virginie (Bernardin de Saint-Pierre), René (Chateaubriand), Les Souffrances du jeune Werther (Goethe) et Don Juan (Lord Byron) sont mentionnés dans le récit.
Mais les spécialistes de littérature ont parfois tort de trop écouter leur littérateur. Car Novembre est un récit à la hauteur des chefs-d’œuvres romantiques. Certains, et pas n’importe qui, ne s’y sont pas trompés. Ainsi de Baudelaire, des frères Goncourt – qui trouvèrent le texte « très fort » – et même de Louise Colet. La poétesse allait jusqu’à comparer Novembre à René, le grand bréviaire de la génération romantique – comparaison que Flaubert taxait de « profanation ». Ce statut de chef-d’œuvre, Novembre s’y fond pourtant dès les premières lignes, qui saisissent immédiatement : « J’aime l’automne, cette saison triste va bien aux souvenirs. Quand les arbres n’ont plus de feuilles, quand le ciel conserve encore au crépuscule la teinte rousse qui dore l’herbe fanée, il est doux de regarder tout ce qui naguère encore brûlait en vous. »
« Bonheur d’être triste »
L’incipit, qui précède le début du récit relatant les années de collège du narrateur, se clôt par un paragraphe qui contient l’expression d’une incommunicabilité métaphysique formant la source de sa mélancolie : « De tout ce qui va suivre personne n’a rien su, et ceux qui me voyaient chaque jour, pas plus que les autres ; ils étaient, par rapport à moi, comme le lit sur lequel je dors et qui ne sait rien de mes songes. Et d’ailleurs, le cœur de l’homme n’est-il pas une énorme solitude où nul ne pénètre ? Les passions qui y viennent sont comme les voyageurs dans le désert du Sahara, elles y meurent étouffées, et leurs cris ne sont point entendus au-delà. »
La mélancolie, ce « bonheur d’être triste » (Hugo) qui frappe la génération romantique, est précisément la trame de Novembre. « Quelquefois, n’en pouvant plus, dévoré de passions sans bornes, plein de la lave ardente qui coulait de mon âme, aimant d’un amour furieux des choses sans nom, regrettant des rêves magnifiques, […] je tombais anéanti dans un abîme de douleurs. » Cette mélancolie à la fois désespérée et mégalomaniaque, qui constitue un mal du siècle propre à la génération romantique, trouve l’une de ses plus brillantes expressions dans ce récit, notamment lorsqu’elle se confronte à la première expérience affective et sexuelle du narrateur avec Marie, une prostituée dont il tombe amoureux.
À la description des transports qui l’animent, il pose avec talent des formules sur les dédales de l’attachement amoureux ; comme dans ce passage où il métaphorise le manque : « […] Nous allions nous quitter et ne plus nous revoir, les atomes qui roulent et volent dans l’air ont entre eux des rencontres plus longues que n’en ont sur la terre les cœurs qui s’aiment ; la nuit, sans doute, les désirs solitaires s’élèvent et leurs songes se mettent à la recherche les uns des autres […]. »
Marie, madone et putain
Au-delà de la qualité littéraire, qui place le méconnu Novembre parmi ses grandes productions, ce roman marque un jalon décisif dans la construction de l’écrivain Flaubert. C’est d’abord la première œuvre digne de ce nom. Auparavant, la seule notable – parmi les pièces de théâtres, recueils d’aphorismes et autres nouvelles adolescentes – restent Mémoires d’un fou. Mais ce récit demeure un amas aussi décousu qu’exalté auquel échappent la cohérence et la profondeur d’une œuvre aboutie.
L’importance de Novembre tient aussi à ce qu’il marque le point de rencontre entre les deux visions de la femme qui se superposent chez Flaubert, car il les a lui-même éprouvées : la madone et la putain. La madone, femme pure et immaculée, est Élisa Schlesinger, bourgeoise de 36 ans pour qui il eut un coup de foudre à 15 ans sur la plage de Trouville, en Normandie. Par la puissance d’attraction quasi-mystique qu’elle exerce sur Flaubert, elle inspire plusieurs de ses personnages : après s’être embrasé seul dans Mémoires d’un fou, l’idéal qu’elle incarne transparaît pour la première fois dans Novembre, avant d’être croqué, plus tard, dans les traits de Mme Arnoux (L’Éducation sentimentale).
Le revers de la médaille féminine se retrouve dans la putain, c’est-à-dire la réduction de la femme à sa dimension charnelle, destinée à assouvir le désir du mâle. Cette dimension, il l’a expérimentée dans sa brève relation de quatre jours avec Eulalie Foucaud de Langlade – curieuse homophonie, car Élisa Schlesinger est née Foucault. Il rencontra cette créole lors d’un séjour à Marseille lorsqu’il avait 19 ans. Leur passion fut aussi éphémère que torride, et nourrira ses fantasmes de sensualité exotique qu’il lie à l’origine de sa conquête. Cette relation se déroula dans un hôtel, où elle vint elle-même le trouver dans sa chambre pour l’initier au plaisir. Ses traits se retrouvent dans Rosanette (L’Éducation sentimentale), qui éduquera justement Frédéric Moreau à la volupté. Marie est à la fois l’une – par sa douceur et son prénom biblique – et l’autre – par sa profession –, dans une superposition qui se lit à travers la duplicité de sa description. Aux côtés de sa « pose naïve d’enfant qui rêve » coexiste « la séduction des plus luxuriantes nudités » émanant de « la douceur chaude de son bras nu ».
Genèse de l’ironie flaubertienne
On le sait : l’originalité de Flaubert réside dans son style. A la manière de Van Gogh en peinture, il est un inclassable qui n’a ni maître ni disciple. Ni romantisme, ni Parnasse, ni symbolisme : l’œuvre du Rouennais se singularise sous l’enseigne de « style flaubertien ». À la fois engagement et distanciation, il se retrouve dans l’utilisation du style indirect libre à travers lequel Flaubert peut doser subjectivité et récit clinique. Novembre est à ce titre capital, car il acte la conversion définitive à cette forme de narration – bien que ce ne soit pas le premier texte où il utilise ce procédé. Le récit, mené, dans la veine romantique, à la première personne, s’achève dans les ultimes pages par le passage à la troisième personne – une structure également utilisée, dans un objectif différent, par Goethe dans Werther, dont Novembre s’inspire. Le basculement marque un dédoublement du narrateur d’avec le personnage principal. Jusqu’ici, les deux étaient mêlés ; de là, le personnage est mis à distance par un narrateur qui reprend les rênes… Et qui en joue : « Le manuscrit s’arrête ici, mais j’en ai connu l’auteur, et si quelqu’un […] désire y trouver une fin, qu’il continue : nous allons la lui donner. »
C’est cette fin qui creuse l’autre sillon de l’unicité de son style : il marque la genèse de l’illustre « ironie flaubertienne ». Lors de la reprise en main du récit par le narrateur-auteur, celui-ci entame la décrédibilisation de l’exaltation du personnage, raillant les « métaphores, hyperboles et autres figures qui remplissent les précédentes pages ». « Il faut que les sentiments aient peu de mots à leur service, sans cela le livre se fût achevé à la première personne. Sans doute que notre homme n’aura plus rien trouvé à dire », se moque Flaubert. Il faut dire que, dès le début, l’auteur avait prévenu son lecteur en insérant une épigraphe sans équivoque, empruntée aux Essais de Montaigne : « Pour… niaiser et fantastiquer. » Cette ironie, par laquelle il guérit le romantisme chevillé à son esprit, clôt aussi le récit. Il donne une fin piteuse au personnage duquel il s’est détaché, et qu’il enferme dans une lointaine rêverie, car il souligne que la mort qu’il lui donne « paraîtra difficile aux gens qui ont beaucoup souffert », mais qu’il « faut bien tolérer dans un roman, par amour du merveilleux ».
En se moquant de lui-même, Flaubert s’extirpe de la niaiserie romantique qui l’a saisi, lui comme tous ceux de sa génération, et dont il a honte. Mais, avec Novembre, il montre – sans forcément le savoir – qu’il était capable d’égaler les grandes œuvres romantiques. Car la chair du récit, dans laquelle germe la maturité littéraire de Flaubert, sait dévoiler les profondeurs humaines. Son grand ami Maxime du Camp s’écria ainsi, à la lecture de Novembre : « J’étais sous le charme et subjugué. Enfin un grand écrivain nous est né, et j’en recevais la bonne nouvelle. »