L’empereur Néron représente, dans l’imaginaire collectif, la figure du tyran sanguinaire, pyromane et matricide. Pourtant, cette réputation ne repose pas uniquement sur des faits établis, et semble davantage être le fruit d’une injustice historique prenant notamment racine dans les écrits de Suétone. En effet, le biographe romain, auteur des Vies des douze Césars, s’avère être le grand responsable, aux côtés de l’historien Tacite, de la légende noire qui poursuit aujourd’hui encore le dernier empereur de la dynastie des Julio-Claudiens.
Dans les Vies des douze Césars, Suétone livre un portrait acide des premiers empereurs romains. Physique ingrat, sexualité déviante, secrets honteux, travers infamants : voilà ce que Suétone se borne à retranscrire, laissant de côté les intrigues politiques, les enjeux économiques et les problématiques de territoire propres aux empires. On y apprend que Tibère se plaisait à se baigner en compagnie de jeunes enfants, qu’il surnommait ses « poissons » ; que Caligula était « naturellement affreux et repoussant » parce qu’il avait « les yeux enfoncés et les tempes creuses, […] les cheveux rares, le sommet de la tête chauve, le reste du corps velu » ; que la plupart des empereurs étaient des poltrons, effrayés par de simples orages, et paranoïaques. Suétone ne mâche pas ses mots : à la manière d’un Juvénal, il se permet de nombreux jugements de valeur. Évoquant Caligula, il écrit : « Ses vêtements, sa chaussure et sa tenue en général ne furent jamais dignes d’un Romain, ni d’un citoyen, ni même de son sexe, ni, pour tout dire, d’un être humain. »
Né dans une famille de meurtriers et de fous, Néron hérite de tous les travers de ses ancêtres, qu’il dissimule d’abord, par volonté de plaire au peuple et au Sénat, sous une tendance à la clémence (inculquée par son précepteur Sénèque, auteur du De Clementia). Néanmoins, il finira par révéler sa terrible nature et exercera une véritable tyrannie. Avec habilité et méthode, Suétone résume la personnalité de Néron par quelques traits saillants et incontournables : l’empereur artiste, l’assassin de sa mère et de ses proches, le responsable de l’incendie survenu à Rome en 64. Néron est ridiculisé par la description qu’en fait Suétone : le biographe insiste en effet sur les manies de l’empereur, plus soucieux de préserver sa voix de chanteur que du sort de son empire. C’est là que la différence entre Suétone et Tacite, son contemporain, est flagrante : le premier ne hiérarchise pas les données en sa possession, faisant apparaître comme véridique aussi bien les sources officielles que les bruits de couloir ; le second rédige des Annales, un travail codifié, et prend position contre l’empereur bien plus subtilement, préférant parfois citer plusieurs versions d’un même fait, dans la lignée d’autres historiens comme Tite-Live. Autre particularité de Suétone, le goût de la citation : c’est sous sa plume que l’on retrouve les fameuses phrases « Alea jacta est », « Veni, vedi, vici », « Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent », etc. Des phrases connues de tous, courtes et efficaces, dont il est plus probable qu’elles aient été imaginées par le même homme, que prononcées par les empereurs romains…
La légende noire de Néron
Que reste-t-il de l’œuvre de Suétone ? Tout. Comme si son texte avait été gravé dans le marbre et affiché sur les murs de l’histoire pour que la mémoire des peuples s’y réfère année après année, siècle après siècle. Dans l’Antiquité tardive, être « un Néron » passe dans le langage courant et désigne « un homme très cruel » (définition du Littré). Au Moyen-Âge, l’influence de Suétone est moindre. La mauvaise réputation de Néron prend davantage racine dans les textes des premiers chrétiens. Il est alors diabolisé pour avoir martyrisé les chrétiens dans ses arènes et pour avoir tué Saint Pierre ; ainsi, derrière le nombre 666, se cache le code « César Néron » !
Mais, dès la Renaissance et la redécouverte des textes antiques, ce sont principalement les arts qui s’emparent de la figure du terrible empereur vu par Suétone. On le retrouve dans la pièce de Racine, Britannicus (1670), du nom de son demi-frère qu’il aurait fait assassiner ; sous la plume d’Alexandre Dumas, dans Acté (1838), qui révèle petit à petit un Néron compétiteur, anti-chrétien et sexuellement perverti ; en peinture, où les artistes le mettent en scène durant l’incendie de Rome, jouant de la lyre, ou admirant le corps de sa mère assassinée sous ses ordres. Au cinéma, on retiendra que le premier péplum de l’histoire, Néron essayant des poisons sur des esclaves (1896), reprend l’épisode au cours duquel l’empoisonneuse Locuste lui présente les mixtures qui lui serviront à empoisonner Britannicus. Même lorsque la bande-dessinée s’approprie le sujet, dans la série Murena par exemple, c’est pour présenter un jeune homme soumis avec rancœur à sa mère Aggripine et que les rouages du pouvoir vont progressivement broyer. Les auteurs de la série citent d’ailleurs explicitement Suétone dans les sources et, par trois fois, font figurer un extrait des Vies des douze Césars sur la quatrième de couverture. Célèbre également, l’adaptation de 1951 du roman Quo vadis ? écrit par Henryk Sienkiewicz, tant l’acteur choisi pour l’incarner, Peter Ustinov, ressemble à la description qu’en fait le biographe antique (notamment la couleur – le roux – de ses cheveux). Dans ce film, c’est encore le Néron fou, massacreur de chrétiens et incendiaire qui transparaît ; d’autant plus fou qu’il s’imagine être un artiste alors qu’il n’a aucun talent – ce que Suétone dément pourtant, lui reconnaissant au moins ce don.
Réhabiliter Néron : une tâche impossible ?
Suétone met la même ingéniosité à planter ses mauvaises herbes que le plus talentueux des jardiniers. Ceux qui tentent de les arracher s’attellent à une tâche bien difficile : réhabiliter Néron. Claude Aziza, ancien maître de conférence et spécialiste de l’Antiquité au cinéma, se livre à l’exercice : « Au temps de la Renaissance, Néron eût été un Laurent de Médicis mâtiné de César Borgia. Que demander de mieux ? En Égypte, il se fût glissé avec aisance dans la peau d’un pharaon. […] La postérité en fera un tyran, un monstre, un autre Mussolini, un nouvel Hitler. Le 11 juin 68 Néron est mort, vive le mythe de Néron. »
Et pourtant, combien de peuples vivant aujourd’hui sous la tyrannie préféreraient celle de Néron ! Un dictateur qui baissa généreusement les taxes, toujours clément face aux satires, offrant des spectacles somptueux, ouvrant même au public les portes de sa magnifique Domus aurea et accueillant les sans-abris après l’incendie de la ville. Il aura suffi d’une famine et de l’acharnement de la classe sénatoriale, qui lui était opposée, pour que le vent de l’opinion se retourne contre lui. Quel lecteur contemporain ne pourrait s’attendrir devant un homme de tout juste trente ans, contraint de se poignarder ? « Il pleurait et répétait à tout instant : « Quel artiste va périr avec moi ! » […] Tantôt il invitait Sporus à commencer les lamentations et les plaintes, tantôt il suppliait que quelqu’un l’encourageât par son exemple à se donner la mort ; parfois il se reprochait sa lâcheté en ces termes : « Ma conduite est ignoble, déshonorante. – C’est indigne de Néron, oui, indigne. – Il faut du sang-froid dans de pareils moments. – Allons, réveille-toi ! » »
Beaucoup rétorqueront que l’empereur a bel et bien massacré les chrétiens et mérité en grande partie sa réputation. Pourtant, de récentes découvertes légitiment la thèse selon laquelle une mouvance chrétienne extrémiste aurait pu mettre le feu à la ville éternelle afin de réaliser l’apocalypse. Dans ce cas-là, la loi en vigueur concernant les conjurations ou autres attentats se serait logiquement appliquée. Par ailleurs, Suétone ne s’en émeut pas le moins du monde : il classe même la répression des chrétiens dans les rares bonnes actions de l’empereur. D’autres hypothèses encore innocentent Néron : en effet, les feux étant extrêmement fréquents à l’époque (on donne le chiffre de cent par jour), à cause de la proximité des bâtiments et de l’utilisation du bois pour les constructions, tôt ou tard, une catastrophe serait survenue.
Ces écrits de propagande, outre qu’ils nuisent à l’image des douze premiers empereurs romains (dans le but, politique, de favoriser celle de la dynastie suivante), ternissent aussi l’image générale que le monde contemporain se fait de l’Antiquité romaine. Avec le temps, les mœurs perverties des premiers empereurs deviennent, dans l’imaginaire collectif, le reflet de celles du peuple romain tout entier. L’actualité nous donne un exemple bien gênant de cet amalgame. En effet, l’affaire du Carlton de Lille renvoie aux thématiques chères à Suétone que sont le pouvoir, le sexe et le glauque. Ainsi, sans s’en rendre compte, l’une des prostituées appelée à la barre rappelle à quel point le biographe romain a fait du tort à son époque : « Ça faisait un peu comme dans l’Antiquité, un homme avec toutes ces femmes autour de lui sur un lit. Il y en avait sept ou huit. Tous ces corps qui se mélangeaient, ça m’a révulsée. Ce n’est pas cela le libertinage. » Peut-être. Mais ce n’est pas cela non plus l’Antiquité.