Sept ans après L’Insurrection qui vient, le Comité invisible revient avec À nos amis, essai qui fait office à la fois de bilan et de critique de ses aspirations passées, mais aussi de nouvelles propositions pour étayer ses appétits révolutionnaires. Si l’analyse de l’état du monde que les auteurs proposent est particulièrement juste, leur élan contestataire semble avoir une limite : leur trop grand idéalisme.
« Les insurrections sont venues, pas la révolution. » Ainsi commence À nos amis, le nouvel ouvrage du Comité invisible, sorti en octobre dernier. Avec cette claire allusion à leur premier essai, L’Insurrection qui vient, il s’agit peut-être de dissiper, dès le départ, la confusion qu’eux-mêmes avaient pu entretenir entre insurrection et révolution. En quelques mots, nos révolutionnaires anonymes laissent entrevoir une maturité plus grande, et ainsi un gain conséquent en crédibilité. Rassurons-nous donc, ils ne mélangeront plus insurrection et révolution, l’expérience de ces sept dernières années leur a montré la différence qui pouvait exister entre les deux termes. Ils en sont désormais certains : ce qu’ils veulent, c’est la révolution.
Une « perception partagée » du monde
Là où le Comité invisible excelle, c’est dans l’analyse critique du monde qu’il construit. Particulièrement quant à sa critique de la notion de gouvernement et du pouvoir logistique. Ainsi, à propos du concept de gouvernement, il écrit que gouverner, « c’est conduire les conduites d’une population, d’une multiplicité sur laquelle il faut veiller comme un berger sur son troupeau pour en maximiser le potentiel et en orienter la liberté. […] C’est agir à partir d’une sensibilité constante à la conjoncture affective et politique pour prévenir l’émeute et la sédition ». Gouverner devient ici synonyme de manipuler. L’entreprise du pouvoir vise, par la technique, la stratégie du gouvernement, à s’auto-légitimer et à garantir son maintien quoiqu’il arrive. Habile, certes, mais le Comité invisible fait bien de rappeler que telle n’est pas la vraie politique. Au gouvernement, il oppose, en toute simplicité, le règne de la vérité. Certainement en écho aux paroles du camarade Antonio Gramsci : « La vérité est toujours révolutionnaire. » La vérité, dans sa brutalité, son manque de délicatesse et de diplomatie, est en effet l’anti-gouvernement par excellence. Là où, dans un cas, des intérêts entrent en jeu – économiques, politiques, personnels –, la vérité, elle, ne doit rien à personne. Elle est. C’est tout. Dans la plus grande simplicité et pureté du verbe être. En la brandissant comme étendard de leur combat révolutionnaire universel, les membres du Comité invisible se protègent contre toute attaque potentielle : la vérité est la seule chose que tout homme partage.
L’autre point intéressant que relèvent ces écrivains insurgés se résume en une phrase : « Le pouvoir, c’est l’organisation même de ce monde, ce monde ingénié, configuré, désigné. » Ce pouvoir « logistique », tel qu’ils le désignent, réside dans les infrastructures. Pire encore : les infrastructures sont le pouvoir. Elles gouvernent silencieusement et n’ont d’autorité que parce qu’elles existent. Afin d’expliciter leur idée, les auteurs prennent ici l’exemple du chantier pour la construction du TAV (train à grande vitesse) entre Lyon et Turin. En imposant la construction d’une telle voie ferrée, sans tenir compte des conséquences écologiques et économiques désastreuses que cette entreprise représente, le pouvoir politique montre que la seule manière pour lui de se faire respecter aujourd’hui, c’est d’utiliser la construction. La politique est-elle désormais condamnée à se faire à coup de béton armé ? Il est vrai que cela conviendrait à plus d’un homme politique : il est en effet difficile de dialoguer avec un mur.
Paralysie de l’idéalisme
Inutile de le répéter, les auteurs d’À nos amis sont aussi fins observateurs que critiques efficaces. Qu’en est-il cependant de la phase qui suit logiquement dans le processus révolutionnaire, à savoir l’action ? La critique n’a de sens que si elle tend puis aboutit à l’action. Le Comité invisible avait écrit un premier livre il y a sept ans. Aujourd’hui, il revient pour nous annoncer que, malgré ses efforts, la révolution peine à émerger. Nous sommes en droit de nous demander si, en 2021, ce même comité ne reviendra pas nous écrire un troisième essai, pour répéter inlassablement le même jeu, encore et encore.
Son premier échec, le Comité invisible l’attribue à l’absence d’une « perception partagée de la situation » – sous-entendu, par tous les aspirants révolutionnaires –, il y remédie donc dans ce nouvel essai en construisant cette perception. Mais si, finalement, la véritable raison de leur échec était ailleurs ? Et si leur échec s’expliquait en fait par leur trop grand idéalisme ? Il est certain que la quête de la vérité, si tel est leur idéal, risque de prendre un peu de temps. Il y a de quoi se décourager. Alors que faire en attendant ? Faut-il se contenter d’insurrections éparses ? Ce serait se résigner à les voir s’essouffler pour de bon, elles et leurs instigateurs, faute de parvenir à se transformer en une véritable révolution. Et ainsi désespérer à jamais de la cause révolutionnaire. Suffirait-il alors pour s’organiser de partager une même perception, comme les écrivains semblent le prétendre ? On aurait dans ce cas affaire à une misérable révolution de salon, peuplée de ces hommes irrémédiablement passifs, bien qu’agités – seulement dans leurs conversations, évidemment – par des idéaux révolutionnaires.
Pourquoi ne pas admettre, plutôt, que faire la révolution nécessite de passer par un état de guerre ? Les révolutionnaires du Comité invisible déclarent bel et bien la guerre aux gouvernements de tout type, aux grandes entreprises, au système politique actuel. Seulement avec des mots cependant, alors même qu’il leur faudrait prendre les armes et apprendre à s’en servir. « Tous les salauds ont une adresse », écrivent-ils : qu’est-ce qui les retient, demandons-nous ? À force d’entendre le terme de « révolution », utilisé à tort et à travers par n’importe qui, il semble juste de rappeler toute la violence qu’il implique. Si la révolution peut et doit commencer par la bataille des idées, elle ne saurait pour autant s’en contenter. Nous sommes des êtres de chair et de sang : ainsi doit être envisagée la révolution. Le Comité invisible – ou ceux qui s’en revendiquent, ou ceux dont il parle, ou ces fameux amis auxquels fait référence le titre du livre – a l’air pourtant d’avoir complètement assimilé cette idée, à en croire les occupations d’endroits divers qu’il entreprend – le mouvement « zadiste » n’est qu’un exemple. Récemment, des amis autoproclamés du Comité invisible ont même occupé illégalement une salle de l’ENS pour discuter révolution. Merveilleux ! Ces révolutionnaires en herbe n’ont décidément peur de rien, pas même d’un conseil de discipline. Reste que, au même moment, les hommes politiques qu’ils fustigent tant continuent de nous gouverner. La Bourse ne s’arrête pas de tourner, le monde non plus d’ailleurs.
Peut-être serait-il temps de s’organiser pour de bon et de ne pas avoir peur de revendiquer ses idées à visage découvert. Sous peine de destiner la lutte révolutionnaire à rester lettre morte, encore une fois.