Emil Cioran, né dans les Carpates, en Roumanie, ressent très tôt le besoin de coucher ses pensées sur le papier. Le penseur va faire du désespoir le centre de sa réflexion philosophique. À ses yeux, le suicide apparaît comme un moyen de supporter le caractère absurde de l’existence.
Contrairement à Sartre qu’il envisage comme un entrepreneur d’idées, Cioran écrit sans jamais élaborer de système de pensée et a plutôt tendance à rédiger des recueils d’aphorismes où l’instinct et la sensation semblent prendre le pas sur l’intellect. De plus, les aphorismes ont la faculté de décupler la force du propos et viennent ainsi s’imprimer efficacement dans notre esprit. Cette forme d’écriture facilite l’appropriation de ses pensées et une rumination (comme dirait Nietzsche) propice à la réflexion.
L’écrivain, qui a suivi une formation philosophique, décide de s’installer en France à partir de 1937 après une jeunesse marquée par un certain attrait pour le fascisme et par son soutien à la Garde de fer roumaine. Il fera d’ailleurs son autocritique dans un texte écrit en 1950 et dans ses œuvres qui se positionneront par la suite contre cette erreur de jeunesse. Que cela soit l’absurdité de la vie, sa futilité, la nature ou la condition humaine, rien n’est épargné par son réalisme décapant même s’il est parfois possible de percevoir une pointe d’ironie : « [Les hommes] se haïssent mais ils ne sont pas à la hauteur de leur haine. Cette médiocrité, cette impuissance sauve la société, en assure la durée et la stabilité. »
La mort, un leitmotiv fruit de la lucidité
Lire Cioran, c’est faire l’expérience d’une forme d’extra-lucidité. Pénétrer un « esprit défoncé par la lucidité » où les choses y sont décrites telles quelles, à nu et sans ambages. Son œuvre est aussi marquée par un scepticisme patent : « Le sentiment d’être tout et l’évidence de n’être rien », écrira-t-il. Sa plume tranchante, ses analyses sans concessions et son insolent réalisme ont le trépas comme horizon indépassable. En effet, l’idée de la mort est prégnante dans son œuvre, et ce, dès son premier ouvrage : « On ne comprend la mort qu’en ressentant la vie comme une agonie prolongée, où vie et mort se mélangent. » Le philosophe en parle sans aucun artifice, sans aucune béquille visant à embellir ou à supporter cette fatalité : « C’est le propre des gens normaux que de considérer la mort comme surgissant de l’extérieur, et non comme une fatalité inhérente. »
Cioran n’acceptera que pleinement la vie et la condition qu’elle suppose le jour où il envisagera la possibilité du suicide. L’éventualité de mettre fin à ses jours devient le seul moyen de consentir à la vie : « Sans cette idée je n’aurais pas pu supporter la vie ». « Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant », écrit-il aussi en 1973 dans De l’inconvénient d’être né. Le trépas, source infinie d’angoisse, devient paradoxalement le remède. Ce n’est plus la mort en tant que telle, mais la liberté de se la donner qui constitue un soulagement et rend notre condition tolérable. Le suicide est un « recours » réconfortant dans la mesure où il confère un véritable pouvoir à l’individu, celui de contrôler l’incontrôlable, à savoir le jour et les conditions de sa mort. Cioran note également : « L’homme accepte la mort mais non l’heure de sa mort. Mourir n’importe quand, sauf quand il faut que l’on meure ». Ainsi, intégrer le suicide dans le champ des possibles, c’est faire un pied de nez à la grande faucheuse qui ne viendra qu’à condition d’avoir été appelée. Or, elle a pour habitude de venir nous cueillir contre notre gré : seule notre impuissance s’exprime alors. L’idée du suicide renverse le rapport de force puisque désormais le sujet n’est plus passif, ni docile face à la mort. Il maîtrise son destin et devient acteur de sa vie, et ce, jusqu’à la fin.
Chez Cioran, le suicide est perçu comme l’expression ultime de la liberté humaine. Il parlera même de ce choix comme du privilège propre à notre espèce. Toutefois, « je passe mon temps à conseiller le suicide par écrit et à le déconseiller par la parole. C’est que dans le premier cas il s’agit d’une issue philosophique ; dans le second, d’un être, d’une voix, d’une plainte », précise-t-il. Ce n’est donc qu’à travers une certaine abstraction philosophique que le suicide est envisagé. Il ne s’agit pas d’une solution concrète mais d’une idée pouvant apaiser l’esprit : « La consolation par le suicide élargit la demeure […] qui nous étouffe. » De plus, l’idée de suicide n’est pertinente qu’en puissance et jamais en acte puisque « ce n’est pas la peine de se tuer, puisqu’on se tue toujours trop tard ». Finalement, le suicide n’est qu’une piètre consolation pour celui qui n’aurait jamais dû naître. Si l’homme peut décider de sa mort, il ne décide pas de sa naissance. Cette angoisse primitive, elle, est indépassable.
L’héritage de Schopenhauer
Certains verront dans la pensée de Cioran un pessimisme absolu, insurmontable, une condamnation sans réserve de la condition humaine. D’autres y verront au contraire une philosophie du pire et un remède pour tolérer l’existence. Quoi qu’il en soit, Cioran est marqué par le pessimisme de Schopenhauer pour qui « la vie est un état de malheur radical » qui oscille sans cesse « de la souffrance à l’ennui ». Les hommes, comme tous les êtres de l’univers (Schopenhauer refuse l’anthropocentrisme), sont animés par le vouloir-vivre qui est, à ses yeux, la chose en soi. Cette volonté est irrationnelle, infatigable et veut à travers nous. Elle nous mène de désir en désir et de déception en déception. Par conséquent, la volonté individuelle est une illusion. Pour Schopenhauer, l’art et la pitié sont les deux moyens (esthétique et moral) grâce auxquels l’homme peut s’affranchir de sa condition. Il s’agit d’instants fugaces, marqués par le renoncement au désir, que le philosophe de Francfort appelle béatitude. Il s’agit de dépasser l’illusion de l’individualité pour embrasser une connaissance pure et universelle.