Le Lys des Bourbons et l’Aigle de Bonaparte sont deux emblèmes pour lesquels la plume de Chateaubriand s’est usée, mais aussi deux symboles des évolutions politiques de cette statue du commandeur de la littérature française.
Deux cents ans nous séparent de ces journées de la fin mars 1815 quand le carrosse du vicomte de Chateaubriand traverse l’Artois en direction de la Flandre. Cette région, où, quelques mois plus tard, va se jouer le destin de l’Europe aux alentours du petit village de Waterloo. L’auteur malouin rejoint ce printemps là le roi Louis XVIII qui a fui sa capitale face à l’Aigle napoléonien de retour d’exil. Dans cette fuite, Chateaubriand est alors à mi-chemin entre les deux hommes phares de ses engagements littéraires et politiques.
Comprendre la Révolution
L’œuvre de Chateaubriand est une passerelle entre deux siècles. Il incarne l’attachement à une tradition ancestrale tout en annonçant le siècle à venir et son romantisme naissant. Cet esprit contradictoire, éminemment aristocratique, pur produit de l’Ancien Régime agonisant, a toujours navigué entre des rives opposées, profondément porté par le flot de l’histoire de France. L’homme est à bien des égards insaisissable, l’âme toujours empreinte de passions opposées. Ainsi, sa jeunesse le jette dans une sensibilité rousseauiste qui ne l’empêche pas ensuite de devenir le chantre de la religion dans Le Génie du christianisme. Son engagement politique est animé par sa soif de liberté qui n’a d’égale que son désir d’autorité. Une contradiction que souligne également Sainte-Beuve qui le considère comme un « Épicurien à l’imagination catholique ».
Alors jeune homme, il aborde la Révolution en noble libéral, l’esprit façonné par une foi sincère mais également par sa passion pour l’œuvre de l’auteur des Confessions. Malgré sa bienveillance pour les idées nouvelles, il est le témoin horrifié des troubles révolutionnaires qui brisent ses espoirs de voir les États généraux permettre une monarchie réformée. Il est contraint de fuir la France, empoisonnée par le venin de l’anarchie, et décide de rejoindre le Nouveau Monde. Ce voyage étanche la soif d’aventures du jeune Breton élevé sur le rivage de la côte armoricaine, le regard tourné vers le large.
De retour en Europe, il s’installe en Angleterre et rédige en 1797 son premier ouvrage politique Essai sur les Révolutions. L’exilé produit une analyse objective des événements qui déchirent son pays. Selon lui, l’idée de « progrès » n’est qu’un leurre et l’Histoire n’est qu’une éternelle répétition. Par l’étude des révolutions passées, il tente de prévoir l’issue de cet embrasement révolutionnaire qui consume la France. Cet essai n’est cependant pas motivé par la haine et par un esprit de revanche envers la Révolution. Conscient de la fatalité de l’Histoire des hommes, il écrit sans passion avec le détachement qui sied au médecin qui diagnostique un malade : « Un homme bien persuadé qu’il n’y a rien de nouveau en histoire perd le goût des innovations, goût que je regarde comme un des plus grands fléaux qui affligent l’Europe dans ce moment. L’enthousiasme vient de l’ignorance ; guérissez celle-ci, l’autre s’éteindra ; la connaissance des choses est un opium qui ne calme que trop l’exaltation. »
Chateaubriand a été confronté directement à la haine de la foule des premières grandes journées révolutionnaires. Les têtes décapitées brandies devant lui l’ont détourné très rapidement de tout enthousiasme envers le vent de liberté levé en 1789. Il comprend alors les risques de dictature lorsque ce sont les piques des faubourgs parisiens qui mènent la vie politique. Il est conscient que la démocratie est un idéal politique incontestable mais il reste persuadé que la corruption des hommes la rend absolument impraticable. Le cœur l’a poussé un temps vers l’idée de république mais la raison le ramène vers la fidélité à la monarchie.
L’écrivain face à l’Empereur
La politique de réconciliation nationale souhaitée par le Premier Consul offre à Chateaubriand la possibilité de retrouver la France. Le futur Empereur souhaite unir les élites de l’Ancien Régime et celles de la Révolution. En 1800, l’écrivain retrouve donc la terre de France, quittée près de dix ans plus tôt. Il retrouve un pays pacifié. La république est maintenant menée par un pouvoir fort qui restaure la stabilité politique nécessaire au pays. Ce génie littéraire admire le génie politique du nouveau chef d’État et les deux hommes se trouvent des points d’accord : « Malgré nos desseins si contraires, nos natures se touchaient par certains côtés. » Chateaubriand décide alors de se rallier au régime. Un ralliement qui rejoint les intérêts du gouvernement.
En 1801, la publication de son chef d’œuvre Le Génie du Christianisme entre en accord avec la politique de pacification religieuse voulue par le pouvoir. Chateaubriand souhaite rattacher la France à son héritage chrétien brisé par la Révolution. Loin d’être un ouvrage théologique, cet essai cherche à dégager la dimension poétique de la religion et de ses rites par un texte empreint d’une grande sensibilité préromantique. Il y restitue le souffle poétique du Moyen Âge qu’il oppose à la rationalité des Lumières. Dans sa dédicace au Premier Consul, il écrit avec déférence : « Continuez à tendre une main secourable à trente millions de chrétiens qui prient pour vous au pied des autels que vous leur avez rendus. » Malgré le succès de l’ouvrage applaudi par le pouvoir, Chateaubriand s’estime mal récompensé par le chef de l’État. La rupture entre les deux hommes est proche. Quand Bonaparte redresse le trône et se sacre Empereur des Français, c’est pour l’écrivain l’ombre de la tyrannie qui assombrit à nouveau la France.
Cette ombre s’incarne en la personne du duc d’Enghien, dernier des Condé, arbitrairement exécuté par le régime. Pour Chateaubriand, cet acte grave au fer rouge la marque de l’oppression la plus détestable et l’entraîne dans une opposition radicale. Il écrit dans les Mémoires d’outre-tombe : « Ce jugement changea ma vie, de même qu’il changea celle de Napoléon. » Il rejoint alors la cause légitimiste afin de rétablir les Bourbons sur le trône de France. Après un voyage à travers la Grèce, l’Orient et la Terre Sainte, il revient sur ses terres de la Vallée-aux-Loups. Son opposition n’est pas qu’intérieure. Protégé par son talent qu’admire Napoléon, il ne craint pas l’affrontement direct.
En 1807, il n’hésite pas dans un article à s’élever frontalement contre le pouvoir. Sous prétexte d’une étude de l’antiquité, il s’attaque à la tyrannie de Néron, mais personne n’est dupe. Derrière Néron, c’est bien Napoléon qui est visé : « Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. » Son opposition suscite colère et méfiance chez l’Empereur. L’effondrement de l’Empire en 1814 met fin à sa disgrâce.
Quand Louis XVIII retrouve le trône, la France a presque oublié son existence après vingt ans d’exil. Chateaubriand choisit ce moment pour rédiger une charge violente contre l’Empire agonisant. Son essai De Buonaparte et des Bourbons tente de ramener les Français vers ce qu’il considère être le souverain légitime du pays. Après avoir voulu ramener par ses écrits les Français vers leur tradition chrétienne, il aimerait être également l’écrivain qui les ramène vers leur tradition monarchiste. Après Waterloo et les Cent-Jours, la légitimité triomphe et Chateaubriand devient le défenseur de la Charte, ce traité constitutionnel octroyé par le Roi, conscient qu’un retour à l’absolutisme est dès lors impossible. Il a foi en cette Charte, apte à ériger le meilleur rempart contre le retour du despotisme. C’est une chance offerte enfin aux Français d’instaurer cette monarchie parlementaire pour laquelle il n’eut de cesse de se battre. Une vie d’homme de lettres animée par les luttes politiques de son temps qui l’amèneront à cette réflexion au crépuscule de sa vie : « Pour les royalistes, j’aimais trop la liberté ; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes. »