Plions-nous aux impératifs de l’actualité et disons quelques mots de Christopher Lee.
La mort d’un acteur de cinéma n’est pas une mort ordinaire. Non que sa nature diffère de celle des autres hommes ni, encore moins, qu’elle concerne un homme différent des autres, mais le deuil qu’elle entraîne est particulier en ce qu’il est universel et, en quelque sorte, double.
Universel, en effet, car l’acteur est notre familier à tous. Nous l’avons vu, presque touché parce que plus grand que nature, dans les salles de cinéma ; il est entré dans nos maisons sur l’écran de nos télés. Son nom nous évoque des souvenirs qui pour être moins intimes, moins précieux, moins personnels que ceux que nous devons à nos propres actes, n’en sont pas moins constitutifs de notre être. Son visage, sa voix, sont autant de lieux communs où se rencontrent des hommes que tout sépare pourtant, que tout éloigne, mais qui, un instant, communient presque en un même souvenir. C’est ainsi que la mort d’un acteur peine et rassure tout à la fois, car elle montre, en l’autre, le même.
Deuil double, aussi, disions-nous, car l’acteur est toujours celui qui joue un autre que lui. Sa mort est la sienne propre, celle d’un homme que nous ne connaissons pas, mais que nous croyons connaître puisqu’elle est, tout aussi bien, celle de ces personnages, imaginaires ou non, qui nous hantent depuis l’enfance. Chez les Grecs, l’acteur portait le masque de son personnage ; nous autres modernes faisons porter à nos héros les traits de nos acteurs. En cela, la mort de l’acteur moderne est plus grave puisqu’elle introduit une solution de continuité dans la manifestation du phénomène ; parfois, celui-ci se tait, à jamais.
Christopher Lee (1922-2015-?)
Christopher Lee est mort, nous n’apprendrons rien au lecteur en répétant cette plate et triste vérité. Il n’était pas l’homme d’un seul rôle ni d’une seule vie, d’ailleurs, et les nécrologies, qui fleurissent dans les pages des journaux comme autant de roses fanées sur une tombe promise à l’oubli, le rappellent si abondamment que nous nous savons le devoir d’épargner la banale répétition aux philittiens. Nombreux furent ses visages, mais celui, lugubre et marmoréen, à peine souligné d’un peu de pourpre, de Dracula, reste, sans doute celui qui danse le plus volontiers dernière nos paupières, car, in fine, il était le sien.
En tout cas, pour ce qui nous concerne, Dracula est Christopher Lee — plus que Christopher Lee est Dracula, d’ailleurs. Il y a, certainement, un effet de génération. Lugosi, certes, et Schreck avant lui, bien sûr, furent grands. Mais de même que les paysages les plus beaux sont, de plaine ou de montagne, ceux de l’enfance ; de même, les sentiments esthétiques les plus forts s’acquièrent au même âge. Enfant, comme tant d’autres, nous avons vu les films de la Hammer et, pour nous, Dracula, éternellement vivant dans sa mort, est Christopher Lee.
Horreur d’hier, horreur d’aujourd’hui
Sans doute cela pourra paraître étrange aux plus jeunes. Pire, cela pourrait être l’origine d’une méprise. Suivons le fil de nos petites idées en gardant à l’esprit que si, par convention, la Vérité est absolue, le Relatif est toujours vrai en tant qu’il est relatif, précisément. Ce que nous voyons dans le Dracula de la Hammer n’a rien de risible, de kitsch, de nanardeux (ô terme odieux), ni même de suranné, d’édulcoré, de domestiqué (quel contresens ce serait !). Nous ne voyons pas en lui ce que voient ceux qui, aujourd’hui, partagent en partie, en croyant partager tout entier, notre deuil. Ils pleurent, avec respect, la disparition de Christopher Lee, acteur — dans tous les sens du terme — d’une époque révolue ; nous, nous pleurons la mort définitive de Dracula.
L’horreur a changé de nature, posons ce regrettable axiome, il faut nous faire une raison, et cette mort, celle de l’artiste et de son double, nous en impose le constat. Combien, parmi ceux qui s’attristent aujourd’hui, échappent à l’ennui ou au ricanement devant la grande cape noire et les décors de carton-pâte baignant dans la bleuité d’une nuit de studio et d’un brouillard trop lourd, trop proche du sol ? Nous y voilà. Les rêves ne sont plus les mêmes, les cauchemars non plus ; d’ailleurs, pour nous, n’étaient-ils pas si proches ? L’horreur de la Hammer est trouble en ce qu’elle suscite la fascination, le plaisir esthétique, voire la séduction érotique — Dracula ne mord guère que les femmes. Nous ne voulons pas mourir, nous ne voulons pas vivre la vie d’un mort, bien sûr, mais le tombeau a aussi ses ornements, les odeurs de la crypte sont parfois celle de l’encens ou des cheveux d’une femme, et, si le Dracula de la Hammer nous effraie, c’est qu’il nous le montre, nous le révèle, sans nous en cacher le prix véritable.
Undead, tout est dit et cela n’a rien à voir avec le vampire amphibie, équivoque, pour ne pas dire carrément inverti, que la grotesque mode gothique nous vend. Le prix à payer n’est pas celui des affres ridicules de l’adolescence, il est celui des espoirs et des peurs de l’enfance.
Mais voilà le pieu de la trivialité et le marteau du prosaïsme sont là pour percer le cœur de ceux qui rêvent dans le cauchemar de la tombe et pour tuer même les morts. Christopher Lee est mort, l’homme en lui l’a tué ; Dracula est mort et c’est nous qui l’avons tué.