Quand le souci éthique, la préoccupation morale, l’interrogation philosophique cachent le bête jeu des rapports de force et des luttes d’intérêt, il est parfois difficile de les déceler.
Le débat à propos de l’affaire Lambert qui agite présentement le monde intellectuel est d’une stupéfiante homogénéité dans sa diversité. Les uns sont favorables à la mise à mort, les autres s’y opposent tandis que quelques-uns y sont indifférents. L’ensemble des positions tenables semble donc représenté et la diversité des opinions assurée. Cependant, tous s’accordent à ne s’appuyer que sur des arguments éthiques ou médicaux. Nous croyons que rien n’est plus éloigné des enjeux véritables que de s’enfermer dans cette logique et d’ignorer ce qui sourd de l’existence même d’un tel débat.
Certes, nous ne nions pas que l’éthique et la médecine aient leur mot à dire sur la chose, nous pensons même qu’elles devraient être les seules à s’en sentir le droit. Mais ce qui se joue aujourd’hui ne dépend ni de l’une ni de l’autre. La question n’est pas philosophique, morale, scientifique ; elle n’est pas le résultat d’une casuistique subtile ménageant le droit et le fait, la sensibilité et la raison, mais celle-ci : la vie humaine, dans son essence même, qui est à ses extrémités — création, destruction —, doit-elle relever de l’État ?
La vie, la mort, l’Etat
Avant même de se demander ce qu’il faut faire de celui qui n’est plus un homme tout en étant encore un homme, avant d’aller jusqu’à s’essayer de faire siennes les émotions et les souffrances des proches, demandons-nous simplement ceci : qui doit décider de la vie et de la mort ? Qui en décide dans les faits ?
Une fois posée de cette façon, la question apparaît sous un jour très différent. Le concept présent de dignité humaine, qui implique qu’une telle vie ne vaut pas d’être vécue et dont l’État et ses valets se font les chantres, se trouve très exactement correspondre à leurs intérêts. Ce n’est certes pas une coïncidence de hasard, c’est que l’un est la cause de l’autre et l’intérêt commande l’idéologie. Mais avant de se demander ce que veut l’État ou ce dont il a besoin, passons par la définition de ce qu’est l’État.
Il est le mensonge que la minorité dominante fait à la masse dominée. Mensonge plus ou moins conscient, pour les uns comme pour les autres, plus ou moins profitable aux uns comme aux autres, mais mensonge commode qui pose une unicité spécieuse et une égalité hypocrite là où il n’y a que divisions et hiérarchisation. Non seulement le petit nombre règne sur le plus grand nombre, mais l’élite de fait tend à se distinguer de la masse par les liens consanguins — quand ceux-ci ne sont pas préexistants — devenant, ainsi, de plus en plus étrangère au reste de la population, à ses besoins, à ce qui lui est nécessaire et, de ce fait, à l’idée qu’il se fait du Bien et Mal.
L’âme même de tout droit, pour reprendre les mots d’un auteur que nous révérons et suivons ici, est d’assurer, de maintenir et de cacher l’inégalité radicale qui sépare le faiseur de lois de celui qui les subit et qui peut, à tout instant, de ce seul fait, devenir hors-la-loi, paria, bête à mener à l’abattoir.
Dominer, nommer, tuer
Une fois ceci posé, l’intérêt de l’État dans cette affaire est évident. Bien sûr, il va très au-delà du simple aspect financier, même s’il ne faut pas le taire. En effet, rien n’est plus niais ni plus trompeur que l’idée absurde et criminelle que la vie humaine n’a pas de prix. Elle en a un et il est calculé à chaque instant au regard de la rentabilité — et de ce point de vue, l’homme durablement ou définitivement endormi n’est que dépenses perdues.
A la vérité, ce n’est là qu’un intérêt second, car un État peut fort bien s’accommoder des dépenses inutiles (pour peu que leur poids repose sur la masse (en recourant au chantage moral, à la dénonciation de l’égoïsme, etc.). Prime la volonté de l’État de contrôler la vie et la mort non pas du coupable — et tout sujet de l’État est potentiellement coupable nous l’avons dit —, car cela est déjà accepté par le bétail, mais de l’innocent absolu, l’innocent par définition : l’homme impuissant et silencieux.
Se joue alors avec l’euthanasie la même partie qu’avec l’avortement. Encore une fois, notre propos n’est ni scientifique ni philosophique, il est bêtement, trivialement, politique : la légalisation de l’avortement n’est pas et n’a jamais été la liberté de la femme à disposer de son corps — et encore moins d’un sain corps social à limiter les effets dysgéniques —, mais un moyen de destruction de la famille, ultime obstacle à la pulvérisation monadique des pères et des mères, des fils et des filles, en grain de sable tout rond et conciliant, interchangeable et docile, seul et désarmé face à l’État. En autorisant l’avortement, en le banalisant, l’État a arraché la conception au domaine familial du don pour le jeter dans celui de l’économie calculante qu’il contrôle, directement ou non, tout entière.
De même, n’en doutons pas, ce qui se joue ici n’a pas le moindre rapport avec la dignité humaine. Il faut que Lambert (ou un autre, peu importe) crève et qu’il crève de la main de l’État pour que chacun comprenne que la vie qui lui a été concédée peut lui être reprise. Le livre de Job nous rappelle ces beaux mots de la piété sémitique dans ce qu’elle a de plus grand et de plus noble : « Yahvé a donné, Yahvé a repris : que le nom de Yahvé soit béni ! » (Jb 1,21). Réécrivons-les à l’aune de notre temps : « Tes Maîtres t’ont laissé être, tes Maîtres te font cesser d’être : que le nom de tes Maîtres soit maudit. »