Le Conseil de Paris vient de donner son feu vert à la construction de la tour triangle, édifice de 180 mètres de hauteur essentiellement dévolu à l’implantation de bureaux. Le bâtiment vient rappeler le triste avenir qui attend la capitale parisienne : une course acharnée derrière Londres et New York au classement des grandes métropoles, au sacrifice de son identité.
Paris n’en finit plus de mourir depuis déjà près de trente ans, et le remplacement progressif de ses ateliers par des boutiques semble désormais si lointain que plus personne ne s’étonne qu’il ait précédé celui de ses habitants par des investisseurs fonciers. Contrainte de maintenir de manière désespérément artificielle quelques êtres humains dans les immeubles de la capitale, la mairie de Paris impose tant bien que mal, à grand renfort de communication gauchisante, d’innombrables logements sociaux, comme on s’acharne à péniblement prolonger les jours d’un mourant sous respirateur artificiel. Mais la ville est déjà morte, étouffée sous son propre poids : ne demeure plus que son image, une vague réalité palpable sous l’imposante marque déposée que la nouvelle maire de Paris cherche à exporter dans le monde entier. Il faut que Paris brille – qu’importe si son éclat n’est que celui des astres morts dont on contemple la lumière quelques millénaires après leur extinction.
Ainsi donc, la tour triangle s’élèvera dans le ciel du XVe arrondissement, zone tristement destinée à faire l’objet des diverses expérimentations urbanistiques d’avenir depuis trente ans, en raison de son fort potentiel constructible. Un tel édifice ne représentera finalement qu’une immondice sans âme supplémentaire dans le paysage environnant, édifice dépourvu de caractère et d’identité, que l’on pourrait tout aussi bien retrouver à Sidney, Toronto ou Milan. Si la laideur du bâtiment suffirait à dissuader tout esprit empreint de bon sens, il semble évident que les considérations esthétiques n’entrent plus en compte depuis fort longtemps dès lors qu’il s’agit d’architecture. Prisonniers de la puérile obsession de modernité qui seule les guide, les décideurs de la ville de demain s’obstinent à croire que la modernité réside dans la hauteur, la démesure et le caractère imposant d’un bâtiment.
Quoi de plus « ringard » pourtant que cette conception du futur tel qu’on le fantasmait dans les années 1960 ? Renvoyant ses opposants à une Histoire dont elle ne maîtrise que les notes succinctes que ses collaborateurs lui auront rédigées, Anne Hidalgo prétend que le baron Hausmann lui-même, père de la ville telle que la défendent les opposants à la tour triangle, était un avant-gardiste incompris, qui dut affronter les réticences d’une plèbe passéiste par essence, attachée à son territoire et à sa morphologie comme un conservateur de musée à ses bibelots. Outre le fait que le réaménagement de la capitale sous le Second Empire s’était fixé des contraintes extrêmement précises d’homogénéité et de respect de la verticalité propre à Paris, c’est oublier qu’il répondait à des nécessités concrètes. Il ne s’agissait pas de construire pour construire, mais de rénover, de déblayer, de repenser entièrement la cité et sa vocation – au profit de ses habitants bourgeois, certes, mais de ses habitants tout de même.
La ville n’est qu’une chambre dans l’hôtel mondial
Paris est une ville monde. Autrefois, cela pouvait signifier qu’elle accueillait les écrivains du monde entier : désormais, cela implique qu’elle se vautre dans la concurrence internationale, offrant aux start-up de la planète entière ses atours, hélant pour mieux l’aguicher l’investisseur tenté par San Francisco, Berlin ou Copenhague. Comprenant parfaitement l’obsolescence de l’État-nation, les grandes métropoles européennes ont anticipé le mouvement inéluctable de décentralisation du pouvoir et la mise en place d’une géographie régionale. Communiquant entre elles, court-circuitant les politiques étatiques, elles tissent une toile d’influence économique, culturelle et politique qui les destine à prendre un essor absolument indépendant du territoire sur lequel elles se trouvent.
Qui aurait cru possible, il y a de cela vingt ans, qu’un maire de Paris puisse un jour prétendre créer des emplois et jouer un rôle décisif dans le jihad contemporain que constitue la fameuse « bataille pour l’emploi » ? La tour triangle, affirme-t-on, ce sont 5 000 emplois. La légalisation des bordels et du trafic de drogue en créerait sûrement le triple : tant que l’économie peut absorber sa dose de stimulants, tout est bon à prendre. Que Paris déborde de bureaux inoccupés dont les prix dépassent l’entendement n’est guère un obstacle à l’implantation de 95 000 mètres carrés de bureaux flambant neufs, alors même que l’hyper-concentration des activités économiques dans une ville de 100 kilomètres carrés ne cesse d’être déplorée par les provinces autant que par la capitale.
L’évolution du paysage urbain ne constitue certes que le symptôme de mutations plus profondes ; elle n’en demeure pas moins la manifestation la plus visible et humaine des dynamiques à l’œuvre dans la constitution d’un monde uniforme, monotone et terriblement inhumain. Derrière ces métropoles sans cesse davantage identiques, c’est toujours la Ville qui se dessine, transfiguration sensible du réseau global, paysage totalitaire et abstrait, vaste espace de divertissement déraciné. La course derrière Londres, fantasme à peine inavoué des cabinets de la mairie de Paris, est pourtant perdue d’avance : Paris souffrira toujours de l’image que les films ont façonnée d’elle, et tant qu’un bombardement ne viendra pas détruire Notre-Dame et les rues exiguës du IXe arrondissement, sa vocation touristique empêchera que l’on sacrifie ses quartiers au développement des business centers.
Sans doute est-ce cela que déplorent tant les adorateurs de l’immonde capitale britannique : Paris devra toujours conserver ses pierres pour attiser l’imagination des Chinois venus y prendre quelques selfies entre deux emplettes sur les Champs-Élysées. Croyant briller par son attaque contre la « ville-musée », Anne Hidalgo ne perçoit même pas la consternante implication de son argumentaire, qui considère qu’un musée est intrinsèquement un lieu dénué d’intérêt, puisque immobile et par définition tourné vers le passé. C’est ainsi que, par une ironie aussi tragique que risible, la muséification de Paris semble être devenue sa dernière protection, et le dernier rempart, pour ceux qui parviennent encore à aimer cette ville damnée, à son anonymisation intégrale.