La phrase totale de Marcel Proust

La clé du génie de l’auteur d’À la recherche du temps perdu ne réside-t-elle pas dans la construction de ses phrases à la longueur parfois démesurée ? C’est à cette question que répond Ramon Fernandez, le grand critique littéraire de l’entre-deux-guerres, dans l’introduction de son essai sur Marcel Proust publié en 1943. Son analyse brillante du style proustien l’amène à évoquer ce qu’il définit comme une phrase « totale ».

Dominique Fernandez
Ramon Fernandez

La méthode de travail de Proust est connue. Toujours insatisfait, il est, à l’opposé de l’image de dilettante mondain qui lui est parfois attribuée, un travailleur acharné qui modifie et étoffe ses manuscrits inlassablement. Par l’ajout de petits bandeaux de papiers — les fameux paperolles —, il rallonge à l’envi son texte et ses phrases. Cette longueur de la phrase, si caractéristique mais pas systématique, donne depuis toujours à ses détracteurs l’opportunité de critiquer une prétendue lourdeur de style. En revanche, elle est pour ses admirateurs un objet de fascination. Pour Ramon Fernandez, une partie du talent proustien se saisit au travers de cette phrase inimitable, sinueuse et prodigue.

Soucieux de toucher au grand style, malgré la longueur de ses phrases, Proust se conforme toujours aux règles de la syntaxe. Il n’innove pas et ne cherche pas à dérouter son lecteur par des constructions syntaxiques hasardeuses. Il est à l’opposé des tentatives littéraires de déconstruction et du rejet des règles, développées chez les symbolistes ou les surréalistes : ce n’est pas son terrain d’écriture. Ce n’est pas là que son génie se distingue de la masse selon le critique littéraire : « Mais comme il arrive, de temps en temps, qu’un savant, utilisant les mêmes instruments que ses collègues, aperçoive des différences entre les phénomènes que les autres n’apercevaient pas, et doive adapter ces instruments à des mesures plus délicates, il est arrivé à Proust de voir et de sentir plus complètement que d’autres psychologues et que d’autres romanciers. »

Une spirale littéraire

Pour Ramon Fernandez, l’art est souvent empreint de silences qui forcent la suggestion. Proust, lui, laisse peu à ses lecteurs la possibilité de déployer leur imagination suggestive : sa narration est marquée par l’exhaustivité. C’est elle qui explique la longueur de certaines phrases de La recherche. Les contenus intelligibles et sensibles sont tous deux réunis dans sa création romanesque et livrent à l’esprit du lecteur une perception globale de l’objet évoqué. Toute l’unité de l’œuvre apparaît à Fernandez concentrée et expliquée dans l’unité même de la phrase. C’est en ce sens que la phrase proustienne est « totale ». Sa démarche littéraire peut ainsi aisément se comprendre par l’étude de la composition de ses phrases comme le constate le critique : « C’est assez dire que pour Proust, la phrase est le milieu, la serre bien abritée, où il fait éclore sa pensée totale sur un objet donné, où il dépose et embaume le contenu total de sa conscience. »

Tel un vortex littéraire, effectuant une révolution autour d’un point qu’il est censé décrire, la phrase proustienne s’étend à volonté dans le but de capter l’émotion de cet auteur à la sensibilité exacerbée. Proust, en étendant ses phrases, capte poétiquement l’ensemble de ses perceptions du réel et transforme une réalité brute, et parfois triviale, en une floraison littéraire lumineuse. Pour illustrer son propos, Ramon Fernandez évoque un extrait très symbolique de La recherche, celui où Proust décrit la fille de cuisine dans la maison de Combray. La banalité du quotidien est littérairement transcendée :

« Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était dans les asperges, trempées d’outre-mer et de rose dont l’épi, finement pioché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées de se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauche d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. »

Ouverture sur les mondes intérieurs

 Le jeune homme au piano de Gustave Caillebotte
Le jeune homme au piano de Gustave Caillebotte

Proust, dans la composition de ses phrases, s’approche de la démarche impressionniste ou du pianiste virtuose interprétant une sonate. Il actionne dans sa composition stylistique les différentes notes de sa gamme littéraire pour faire entendre l’étendue et la profondeur des impressions vécues. Ces différentes touches d’impression au sein du même ensemble ont chacune leur tension et leur profondeur respective. Et c’est de ces enchaînements multiples de variations dans la composition de chaque phrase que naissent parfois les difficultés du lecteur à ajuster son attention à la mesure du tempo littéraire.

Pour décrire une situation ou une action, Proust n’entend pas rester dans l’évocation du visible, il essaie d’embrasser et de capter l’ensemble d’une réalité et d’en retranscrire le contenu sensible.  Pour Ramon Fernandez : « Le Temps perdu satisfait constamment l’esprit parce qu’il intègre, à chaque moment considéré, la somme totale des représentations que nous pouvons avoir à ce moment là. » Synoptique, l’écriture proustienne reflète la conception qu’a son auteur de l’art, à savoir transmettre l’incommunicable pour ouvrir le lecteur aux mondes intérieurs. Une grande œuvre se doit de faire oublier la subjectivité de l’auteur pour briser les carcans qui séparent les hommes entre eux : « L’art déchire les voiles qui séparent les individus les uns des autres et sur lesquels ils dessinent, pour l’usage social, de grossières approximations d’eux-mêmes. » Loin d’obscurcir le propos et la pensée de son auteur, la phrase proustienne dévoile les replis de l’âme.