Avec la publication de L’autre Simenon (Grasset), Patrick Roegiers a suscité une vive polémique. En racontant le destin de Christian, frère de l’illustre romancier et rexiste, c’est la réputation de Georges qu’il semble vouloir égratigner. Pour Pierre Assouline, nous sommes en présence d’un livre malveillant et absurde.
PHILITT : Dans L’autre Simenon, Patrick Roegiers écrit : « Les deux frères se ressemblent assez bien. L’opportunisme individuel de Georges et au fond la lascivité grégaire de Christian, ce sont les deux faces d’une même médaille. » Comment décririez-vous l’entreprise générale de son livre ?
Pierre Assouline : Ce n’est ni fait ni à faire. C’est un livre absurde dans son projet même. C’est un ouvrage consacré à quelqu’un qui n’a aucun intérêt : Christian Simenon. Il n’a rien fait de sa vie, si ce n’est assassiner des civils pendant l’Occupation et se ranger du côté du rexisme par faiblesse plus que par conviction. Ce n’est même pas un fasciste idéologique. Ça aurait été plus intéressant. Ce bonhomme n’a donc pas beaucoup d’intérêt et ça se voit dans le livre. Roegiers n’a pas grand chose à en dire. Son but est de se servir du nom de Simenon pour donner un peu de nerfs à un livre qui en manque singulièrement, de taper sur le romancier pour essayer d’élever le frère. Le projet est absurde et le traitement est encore pire.
Quelle est cette part d’ombre de Georges Simenon que Patrick Roegiers cherche à mettre en lumière ?
S’il y a une part d’ombre chez Simenon, elle n’est pas relative au frère. Georges Simenon ne s’intéressait pas trop à Christian. Ils se voyaient peu. Il ne le détestait pas du tout, mais ils n’avaient pas beaucoup de points communs. Simenon a vécu rapidement à l’étranger. Son frère est resté en Belgique ou au Congo. Christian entre dans l’œuvre de Georges dans la mesure où leur mère n’a cessé de répéter qu’elle préférait le premier au second. La part d’ombre de Georges Simenon est liée à sa mère uniquement. Le personnage de son œuvre autobiographique, c’est elle. Il n’en veut pas à son frère d’avoir été le préféré.
Georges Simenon n’a jamais été rexiste ?
Non. Il n’a jamais été rexiste. Il n’a jamais fréquenté ces gens-là. Simenon quitte la Belgique à 20 ans. Il n’y est plus jamais retourné sauf pour un ou deux voyages. Il n’est pas mêlé à l’histoire belge depuis le début des années 30.
Vous écrivez dans un hors-série du Monde consacré à Simenon : « À la libération, Georges qui, quoi qu’on en ait dit, n’avait rien à se reprocher, tenait entre ses mains le destin de Christian. » Que voulez-vous dire par là ?
Son frère est venu le voir en catastrophe. Il était poursuivi par la justice. N’oublions pas qu’il avait commis un massacre. Ils se sont retrouvés place des Vosges un soir sur un banc et Georges Simenon lui a conseillé de s’engager dans la Légion étrangère et de se faire oublier.
C’est précisément ce que Patrick Roegiers ne dit pas…
Il dit que Christian Simenon s’est engagé dans la Waffen-SS Wallonie, ce qui est faux. C’est une invention significative de la part de Roegiers. Si Georges Simenon avait donné un tel conseil, cela implique qu’il aurait eu de la sympathie pour la Waffen-SS Wallonie. C’est ridicule. Simenon n’en a jamais parlé. Et puis mourir sous l’uniforme de la Waffen-SS et de la Légion étrangère, ce n’est pas la même chose ! Ça n’a pas du tout le même sens. Christian est mort en Indochine en défendant les intérêts de la France. C’est un trucage ! Roegiers le dit à la fin, mais tout de même, ces gens là ont existé, ils ont des enfants. On ne peut pas dire n’importe quoi. Si on fait un livre sur Patrick Roegiers et qu’on en fait un pédophile qui attend les petites filles à la sortie de l’école… vous imaginez la tête de ses enfants ? On ne peut pas à ce point travestir la vérité ! Le fait que ce soit un roman ne justifie rien. Quand j’écris un roman, je ne prête pas à mes personnages des pensées contraires aux leurs.
Que voulez-vous dire quand vous expliquez que Georges Simenon était siménonien ?
Cela veut dire qu’il s’est toujours intéressé à ses propres intérêts. Il n’a jamais été militant d’aucune cause politique ou autre. C’était un individualiste total. Il s’intéressait à sa famille, à son œuvre et à lui-même. Quand je dis que Simenon était siménonien, c’est une formule.
Patrick Roegiers estime que Christian Simenon aurait très bien pu être un personnage siménonien. Qu’en pensez-vous ?
Non, je pense que les personnages siménoniens sont plus intéressants que ça. Les personnages siménoniens, c’est ce que Georges Simenon en fait. Parfois ce sont des médiocres, des gens qui ont une vie terne, banale. Mais ils sont réhaussés par le génie de Simenon. Il en fait des héros malheureux, des gens à la recherche de la rédemption, des solitaires… Christian Simenon, tel qu’il est décrit par Patrick Roegiers, n’est rien de tout ça. Georges Simenon en a fait un personnage plus reluisant dans Le Fond de la bouteille.
Pourquoi Simenon occupe-t-il une place si importante dans votre panthéon littéraire ? En quoi Simenon, malgré le dépouillement de son style, a-t-il sa place au côté des plus grands ?
Il est l’auteur d’une œuvre que je trouve considérable – ce n’est pas une question de quantité. C’est un romancier qui a su comme personne d’autre recréer un univers avec un style très épuré, très économe. Il sait raconter aux lecteurs ce qui leur arrive mieux qu’eux-même ne sauraient le faire : la solitude, la jalousie, l’argent, l’envie, la haine… Ce sont des sentiments ordinaires. Simenon, c’est un romancier de la condition humaine. Ils ne sont pas nombreux. C’est pour ça que depuis temps d’années, non seulement il est lu, mais il est traduit dans le monde entier. Il parle la langue de tout le monde. C’est une vraie œuvre universelle. Quand on m’interroge sur le style de Simenon, j’aime faire la réponse que Simenon faisait : « Mon style ? Il pleut. »