Sélectionné pour le prix essai Renaudot, le premier livre de Pierre Adrian, un jeune auteur de vingt-trois ans, évoque son voyage à travers l’Italie sur les traces de Pasolini.
La quête de Pierre Adrian débute sur le sable gris et sale d’une misérable plage d’Ostie, symbole d’une Italie triste et sclérosée par la crise. Il y a quarante ans, c’est sur ce bord de mer non loin de Rome que Pasolini fut assassiné dans des circonstances toujours mystérieuses. À partir de ce lieu de dévotion, le jeune auteur entame sa route et met ses pas dans ceux de son maître disparu. Il parcourt les lieux où Pasolini vécut et qu’il aima : une Italie profonde que le poète magnifia dans ses écrits.
Ce récit de voyage, mené avec l’avidité du passionné et une étonnante maturité, se poursuit dans le Frioul natal du poète dont le dialecte lui sera si cher et avec lequel il composa certains de ses plus beaux poèmes. Après avoir parcouru cette région que le poète dut quitter, confronté à des accusations d’homosexualité, Pierre Adrian part pour Bologne puis Rome, autres villes où vécut Pasolini, dans une Italie où il peut contempler lui-même l’évaporation de la culture.
Son périple lui confirme les présages de Pasolini, véritable oracle de son temps. Le réalisateur de L’Évangile selon Saint Matthieu avait anticipé ce bouleversement et mis en garde ses compatriotes contre la disparition des traditions régionales et des valeurs populaires, dévorées par la société de consommation et la télévision naissante. Cette déculturation n’est pas que l’apanage des grandes villes. Elle s’effectue également au cœur même des campagnes comme le constate l’auteur : « Retrouver cette sensation, là, dans une petite ville délicieuse de la plaine du Pô, montre encore plus l’absurdité de ce système de consommation. Réservé aux grandes villes ? Non. Des métropoles aux villes, il dégouline jusqu’aux villages. »
Le combat spirituel
Des rencontres égrènent le parcours de l’auteur, comme ce restaurateur pour lequel Pasolini composa une chanson ou encore Nico Naldini, écrivain et traducteur en France. Ce dernier évoque ses souvenirs communs, comme lors de la présentation d’une œuvre de Pasolini à Paris après mai 1968 où les jeunes étudiants parisiens, l’esprit borné par leurs certitudes et leurs engagements révolutionnaires, accueillent Pasolini en le traitant de fasciste. L’homme termine son entrevue par cette réflexion, en réponse à une question de Pierre Adrian à la recherche de la Rome pasolinienne : « Rome aussi a changé, celle qu’il a connue, celle de ses films. C’est une Italie disparue dans la modernité. » Et d’ajouter comme un étranger dans son propre pays : « J’ai très peu de contact avec le monde ici. Mais je crois que la culture italienne s’est beaucoup effondrée. »
À travers ce voyage, c’est une Italie presque dévitalisée que décrit Pierre Adrian. Ses habitants semblent mécanisés, hagards et assoiffés comme au cœur d’un désert biblique. Pasolini le constatait déjà en son temps : « Il n’y a pas d’autres métaphores du désert que la vie quotidienne. » C’est probablement cette perte de sens qui traverse son époque qui a amené Pierre Adrian à entamer ce périple. Un sens qu’il semble retrouver dans l’œuvre de Pasolini mais aussi dans sa foi en Dieu. Il partage avec le poète ce désir du combat spirituel, que Pasolini voyait comme un rempart capable de protéger l’âme face à un consumérisme dévorant.
Non croyant mais fasciné par la figure du Christ, Pasolini fut toujours un fervent défenseur des Évangiles. C’est ce message spirituel qui devait être au cœur d’un film sur saint Paul, suite de son adaptation de L’Évangile selon saint Matthieu. Dans ce projet, l’auteur des épîtres devait se retrouver plongé au cœur de notre monde moderne. Pierre Adrian relève un extrait du script de ce film resté à l’état de projet : « Aucun désert ne sera jamais plus désert qu’une maison, une place, une rue où vivent les hommes mille neuf cent soixante-dix ans après Jésus Christ. Ici, c’est la solitude. Coude à coude avec ton voisin qui s’habille dans les mêmes grands magasins que toi, fréquente les mêmes boutiques que toi, lit les mêmes journaux que toi, regarde la même télévision que toi, c’est le silence. »
En s’éloignant de saint Paul, Pierre Adrian remonte le fil des inspirations intellectuelles de Pasolini. Il nous livre ainsi de belles pages sur le communiste Antonio Gramsci, pour lequel Pasolini entretint une véritable admiration et qui façonna sa pensée : « Pasolini s’est bâti sur les cendres de Gramsci. Je me construis sur les braises de Pasolini. » Le parallèle entre les deux penseurs italiens est éclairant : tous deux sont marqués dans leur jeunesse par la guerre, la Première et la Deuxième ; tous deux menèrent la lutte pour défendre le prolétariat, son identité et combattre l’hégémonie culturelle de l’élite bourgeoise.
Au cours de cette route sinueuse, parsemée de multiples détours, entrecoupée de rencontres, et habitée par ses songes et ses réflexions, l’auteur livre une attachante évocation de son maître disparu. Sur ce chemin, le génie italien guida les pas de Pierre Adrian ; souhaitons qu’il poursuive son parcours avec la même maîtrise littéraire.