La Duchesse de Langeais est plus qu’un simple roman sentimental sur l’amour tragique entre la sublime Antoinette de Navarreins et l’impétueux général de Montriveau. Comme l’ensemble de la Comédie Humaine, ce récit est marqué d’une empreinte politique et sociale : au-delà de cet amour patricien, c’est l’état de décomposition de la noblesse française que décrit Balzac.
Ne touchez pas à la hache est le mystérieux titre sous lequel le public parisien découvre la nouvelle publication du jeune Balzac en 1834. L’ouvrage, qui s’intègre dans les Scènes de la vie parisienne de la Comédie Humaine, ne prendra son nom définitif que dans la seconde édition, publiée en 1839. L’idée de ce livre est venue à l’écrivain au cours de l’année 1831 alors qu’il est pris de passion pour la duchesse de Castries, une mondaine qui admire son talent. Après des mois d’une relation ambiguë, la belle duchesse se dérobe à ses avances. Meurtri par cet échec sentimental, Balzac décide de livrer au public une version romancée de cette passion déçue. À défaut de son amour, la jeune femme lui offre le modèle du personnage d’Antoinette de Navarreins, la duchesse de Langeais, dont l’orgueil aristocratique étouffe les sentiments spontanés. C’est donc avec une plume aiguisée par le ressentiment que Balzac écrit ce roman.
Le faubourg Saint-Germain
Dans La Comédie Humaine, Balzac a l’ambition démesurée de dresser un panorama complet de la société française de son temps. L’aristocratie occupe un rôle de premier plan dans le cœur et l’œuvre de ce royaliste légitimiste. Comme l’écrivait le grand balzacien Pierre Barbèris dans son livre Le monde de Balzac : « L’aristocratie a pris une place de plus en plus considérable au fur et à mesure que s’avançait l’œuvre. Balzac, pris par ses mirages et ses illusions, lui a donné une importance croissante. C’est la classe que Balzac, avec le plus de force, a voulu reconstituer. »
Réduire ce roman à une mesquine vengeance personnelle n’est donc pas à la hauteur du génie de Balzac. Au-delà de la romance, il livre une étude sévère sur la déliquescence de la noblesse et sur la perte de ses valeurs morales face à la montée en puissance d’une nouvelle aristocratie fondée sur l’argent : la bourgeoisie que l’avidité hisse vers le sommet de l’échelle sociale, toujours plus près du trône et du pouvoir.
Dans le Paris du XIXe siècle, qui allume le feu des ambitions et catalyse les énergies, la nécessité – de gloire, d’argent et d’amusement – fait loi. En son cœur, le faubourg Saint-Germain forme un îlot aristocratique sclérosé, témoin d’un temps disparu. Un chapitre entier est consacré à ce quartier arrogant, fief de la noblesse d’une capitale devenue bourgeoise. Ce passage coupe l’intrigue sentimentale et concentre sa réflexion critique sur l’aristocratie. Se dégage la conception d’une société idéale dans laquelle la noblesse devrait être la tête pensante du pays. Balzac est un homme d’ordre et un royaliste porté par un projet politique. Ses positions légitimistes, opposées aux idées démocratiques qui traversent son époque, l’amènent ainsi à considérer la noblesse comme une nécessité sociale : « Une aristocratie est en quelque sorte la pensée d’une société, comme la bourgeoisie et les prolétaires en sont l’organisme et l’action. » La domination nobiliaire est selon lui indispensable, mais la grandeur d’âme de celle-ci l’est également et légitime cette position privilégiée.
Dans la vision idéaliste et presque naïve de Balzac, l’apogée monarchique se situe sous la Renaissance. Un temps mythifié où, selon lui, l’aristocratie était animée par une noblesse de cœur. En ce temps, son rôle guerrier et glorieux aux côtés du trône lui assurait autorité et puissance. Le XVIIe et le XVIIIe siècle l’ont vu cependant perdre son prestige et sa légitimité. La noblesse féodale est devenue une noblesse de cour et, de glorieuse, est devenue parasitaire. Pour l’écrivain, c’est ce processus de décadence progressive qui a plongé la France dans les tourments révolutionnaires. Depuis la Restauration, l’aristocratie se retranche dans ses privilèges et se rend désormais odieuse. Incapable de se régénérer, elle est condamnée : « Au lieu de jeter les insignes qui choquaient le peuple et de garder secrètement la force, il a laissé saisir la force à la bourgeoisie, s’est cramponné fatalement aux insignes, et a constamment oublié les lois que lui imposait sa faiblesse numérique. Une aristocratie, qui personnellement fait à peine le millième d’une société, doit aujourd’hui, comme jadis, y multiplier ses moyens d’action pour y opposer, dans les grandes crises, un poids égal à celui des masses populaires. »
Orgueil et vanité
Lorsque débute cette intrigue sentimentale, le général de Montriveau, de retour d’une prestigieuse expédition en Afrique, est la coqueluche des salons parisiens. Irrésistible, la duchesse de Langeais décide de conquérir cet homme pour étancher sa soif de reconnaissance. Une fois le général fou d’amour, elle se refuse à lui car il n’est qu’un objet destiné à satisfaire son amour-propre. Elle n’accepte pas de se compromettre avec cette noblesse d’Empire souvent issue du peuple. Son mépris, façonné par les siècles de domination aristocratique, éclate dans cette réplique : « Vous êtes amoureux ! ha ! je le crois bien ! Vous me désirez, et voulez m’avoir pour maîtresse, voilà tout. Et bien, non, la duchesse de Langeais ne descendra pas jusque-là. Que de naïves bourgeoises soient des dupes de vos faussetés ; moi, je ne le serai jamais. »
Dans cette allégorie politique, la duchesse de Langeais est donc le symbole d’une noblesse corrompue par l’orgueil et la vanité. Cette mondaine issue d’une des plus grandes familles aristocratiques rayonne par sa beauté et sa grâce sur le faubourg Saint-Germain. Le général de Montriveau, quant à lui, s’est élevé avec bravoure et fougue en suivant le sillage glorieux des armées napoléoniennes. Le pluralisme aristocratique est symbolisé par ces deux noblesses : celle d’Ancien Régime et celle d’Empire. Ce pluralisme représente les divisions qui marquent la Restauration face à la politique de réconciliation nationale souhaitée par Louis XVIII depuis 1814. En effet, quand une grande partie de la noblesse la rejette en se réfugiant dans des positions ultra-royalistes, la noblesse d’Empire essaie, elle, d’intégrer le nouveau régime, mais tente de maintenir les principes de la Révolution malgré le retour des Bourbons.
Conscient d’être le jouet d’un jeu perfide qui l’humilie, Montriveau décide de briser les convenances sociales de cet hypocrite cercle nobiliaire. Ivre de vengeance face au mépris de la duchesse, le soldat décide de reprendre son destin en main et de l’enlever pour la marquer au fer rouge. La proie devient le chasseur. C’est alors le point de bascule de cette histoire. Cet enlèvement ouvre les yeux de la duchesse et révèle ses sentiments étouffés jusqu’alors. « Au milieu des troubles de son âme, il se rencontrait des tourbillons soulevés par sa vanité, par son amour-propre, par son orgueil ou par sa fierté : toutes ces variétés de l’égoïsme se tiennent. Elle avait dit à un homme : Je t’aime, je suis à toi ! La duchesse de Langeais pouvait-elle avoir inutilement proféré ces paroles ? Elle devait ou être aimée ou abdiquer son rôle social. »
Au delà de la romance sentimentale, c’est le message politique qui donne sa puissance romanesque à La Duchesse de Langeais. La passion amoureuse n’est qu’un alibi littéraire pour une critique acerbe de la noblesse décadente, et une réflexion sur le mouvement historique qui aboutit à la fin de sa domination : en ne jouant plus son rôle de tête de l’organisme social, elle ne méritait plus le pouvoir, elle ne pouvait donc le conserver.