Jean-Claude Yon est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Spécialiste d’histoire des spectacles du XIXe siècle, il a notamment publié des biographies d’Offenbach (Gallimard, 2000, réédition 2010) et de Scribe (Librairie Nizet, 2000), ainsi qu’Une histoire du théâtre à Paris de la Révolution à la Grande Guerre (Aubier, 2012).
PHILITT : En quoi le théâtre est-il un indicateur pertinent pour l’histoire culturelle afin de mieux saisir les évolutions de la société française du XIXe ?
Jean-Claude Yon : Quand on évoque le théâtre du XIXe siècle, on pense au théâtre du XXIe siècle qui n’est qu’une lointaine descendance de ce qu’il était alors. Pour mieux comprendre ce phénomène culturel, il faudrait plutôt le comparer à la télévision ou internet, c’est-à-dire un média qui touche une très grande partie de la population. Le théâtre est une caisse de résonance assez extraordinaire et une forme d’expression qui modèle les esprits des hommes et des femmes. Ce qui est fascinant quand on fait de l’histoire culturelle, c’est qu’on retrouve le théâtre un peu partout car c’est un mode d’expression et de perception du réel très prégnant dans toute la société.
Les gouvernants ont longtemps craint les collusions entre le théâtre et la politique. Ainsi, la symbolique bataille d’Hernani, au-delà de la dimension esthétique, eut une forte coloration politique. Le théâtre contribua-t-il aux évolutions politiques du XIXe siècle ?
Oui, la puissance sociale du théâtre est telle que tous les régimes, y compris les plus libéraux, ont essayé de le contrôler, essentiellement par deux biais. Le premier est celui de la censure dramatique. En effet, la parole théâtrale est tellement redoutée que toute parole prononcée sur scène doit d’abord passer par le bureau de censure. Ce système de censure existait déjà sous l’Ancien Régime et a été supprimé brièvement par la Révolution avant d’être rétabli puis officialisé par Napoléon. Cette censure était tellement importante que la IIIe république, qui va faire la grande loi de libéralisation de la presse de 1881, ne pourra jamais faire l’équivalent pour le théâtre. Il y aura des tentatives mais elle ne sera jamais supprimée officiellement. Elle le sera par un subterfuge en 1906, on va supprimer alors la ligne budgétaire du salaire des censeurs et la censure disparaîtra par la petite porte. C’est le signe que même les républicains craignaient la parole théâtrale et n’ont jamais osé proclamer officiellement la liberté de celle-ci.
Quel est le deuxième moyen de contrôle ?
Le deuxième mode d’encadrement est le système des privilèges, né sous l’Ancien Régime et rétabli par Napoléon en 1807 pour être supprimé en 1864 par Napoléon III durant le mouvement de libéralisation du régime. Ce système des privilèges encadre très précisément le nombre de théâtres autorisés. Le deuxième élément dans ce système est l’organisation de la vie théâtrale selon une hiérarchie stricte entre théâtres officiels, théâtres secondaires et spectacles de curiosité. Chaque théâtre se voit assigner un genre particulier. On constate donc cette obsession, de la part de tous les gouvernements, de contrôler le théâtre. Ce n’est pas tellement pour s’en servir de mode de propagande, mais on craint que la parole théâtrale ne soit utilisée par l’opposition. Malgré la censure, il règne dans la salle de théâtre une forme de liberté qui en fait un double de l’hémicycle parlementaire où le public peut s’exprimer, intervenir en sifflant ou en applaudissant. La plupart des pouvoirs successifs ont donc utilisé le théâtre comme une forme de soupape où on laisse une relative liberté. Toutefois, on évite que les passions agitées ne se déversent ensuite dans la rue et dans la société. Les gens peuvent s’y exprimer à l’intérieur, mais jusqu’à un certain degré, car la police n’est jamais loin. La méfiance des gouvernements est grande à son égard. En 1830, un événement a beaucoup marqué les esprits. On joue à Bruxelles La Muette de Portici, un opéra sur la révolte napolitaine de 1647. La représentation exalte tellement le public qu’elle entraîne une révolte d’où va naître la Belgique. Cette représentation a donc abouti à un changement de régime. Le pouvoir politique du théâtre n’est donc pas seulement un fantasme de ministre de l’intérieur !
Vous évoquez d’ailleurs une « dramatocratie » à propos de la France du XIXe. Qu’entendez-vous par ce terme ?
Ce terme, je l’ai repris à un journaliste américain qui visite Paris en 1838 et qui décrit la société française comme « une dramatocratie ». J’entends par là que c’est une société où le théâtre est un lieu fondamental pour la création de l’opinion publique. Celle-ci s’exprime en d’autres occurrences et notamment dans les journaux, mais le théâtre, lui, est un lieu fondamental de formation de l’opinion. En cela la dramatocratie est différente de la « théâtromanie », autre terme utilisé pour qualifier l’engouement que produisent les spectacles au XVIIIe, hors de toute acception politique. Car dans ce terme de dramatocratie, il y a l’idée que la représentation théâtrale a une portée profondément politique. Ce phénomène touche la France entre la Révolution et le Second Empire où on bascule dans une « société du spectacle », pour reprendre l’expression de Guy Debord. Le théâtre va alors être concurrencé par d’autres formes, non théâtrales, de spectacles. Très forte au début du siècle, cette dramatocratie va cependant petit à petit disparaître dans la seconde moitié du siècle.
Le théâtre de Vaudeville avec des auteurs comme Scribe, Labiche ou Feydeau, pour les plus connus, n’est pas un théâtre réaliste mais ses œuvres ne forment-elles pas un miroir social qui reflète les préoccupations de la bourgeoisie triomphante sous le Second Empire (Dot, mariage, éducation…) ?
Effectivement, ce théâtre du XIXe siècle est protéiforme. La production théâtrale est alors véritablement industrielle. Il y a un besoin de pièces et de renouvellement d’affiches permanent. Paris est le centre de production le plus important en France et dans le monde entier car le théâtre français se diffuse partout et propage ainsi les idées françaises. Entre 1800 et 1900, on a créé 32 000 pièces, presque une création par jour ! Au sein de ce répertoire qui touche un peu tous les genres, le vaudeville apparaît comme le genre le plus emblématique du siècle. On peut dire d’ailleurs que le XIXe siècle est le siècle du vaudeville. Même s’il n’a pas la légitimité d’un genre plus ancien et constitué, c’est vraiment la comédie du temps. La comédie classique continue à exister, mais reste engoncée dans des règles anciennes alors que le vaudeville s’écrit très vite. Les pièces se jouent parfois seulement quelques jours et forment un miroir de l’actualité. Le vaudeville donne ainsi une image photographique de la société, c’est un daguerréotype assez extraordinaire du temps. De ce point de vue-là, ce répertoire, peu légitime d’un point de vue littéraire, regardé avec mépris par les critiques dramatiques, est un magnifique corpus pour les historiens pour analyser le XIXe siècle. Ainsi, avec le vaudeville, on peut reconstituer tous les grands thèmes de la société mais pas seulement ceux qui touchent à la bourgeoise. C’est un genre écrit par des bourgeois mais destiné à un public plus large, qui n’ignore ni le peuple ni l’aristocratie.
Plus généralement, peut-on parler d’embourgeoisement du théâtre au cours du XIXe siècle ?
Il est évident que les auteurs dont je vous parle, qui sont des entrepreneurs et veulent gagner de l’argent avec leur plume, sont des bourgeois. En fait, c’est une vision bourgeoise qui est développée dans toutes ces pièces. Toutefois, le théâtre, au moins dans cette période que j’identifie comme la dramatocratie, s’adresse à un public très large, notamment populaire. C’est à partir du Second Empire que va naître ce phénomène d’embourgeoisement lors de la redéfinition de la carte théâtrale de Paris avec la suppression du fameux boulevard du Temple – sur ce sujet, il faut voir Les enfants du paradis de Marcel Carné – puis la création des deux théâtres de la place du Châtelet et l’opéra de Paris. Là, effectivement, on assiste à un phénomène de ségrégation du public, avec un public populaire qui va être renvoyé vers d’autres formes de divertissement comme le café-concert. Puis, le théâtre est réservé de plus en plus à un public bourgeois comme c’est encore le cas aujourd’hui. Une espèce de partage commence à se mettre en place sous le Second Empire alors qu’avant il touchait l’ensemble de la population.
Le théâtre est considéré comme un art noble et représente également une activité lucrative pour la société littéraire. Pour ces raisons, la plupart des grands écrivains s’y sont essayés. On sait que Balzac par exemple voyait la création dramatique essentiellement comme une source de revenus rapide et facile. Pouvez-vous nous parler du rapport entre les grands auteurs du XIXe et le théâtre ?
Effectivement, au sein du champ littéraire, le théâtre a été le premier genre où on a pu gagner beaucoup d’argent. Au début du siècle, écrire des romans ne rapporte presque rien alors que le théâtre engendre d’importants bénéfices. Il apparaît comme le genre qui permet de faire fortune. Tous les grands auteurs du XIXe siècle, même les moins doués pour l’écriture dramatique, vont avoir envie de s’essayer au théâtre avec des fortunes diverses et des résultats peu probants. Les pièces de Zola et Flaubert en sont l’exemple. Une exception tout de même pour Balzac qui a écrit quelques pièces assez remarquables, comme Le faiseur. Elle est d’ailleurs reprise depuis quelques années par le Théâtre de la Ville avec une excellente mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Motat. C’est une sortie que je recommande pour s’initier au théâtre du XIXe.
La création littéraire et dramatique au début du XIXe est marquée par le vide législatif concernant la question des droits d’auteur. Pouvez-vous nous en parler ?
Quant aux droits d’auteurs, le théâtre est le premier secteur à s’organiser économiquement. La première société de défense des droits d’auteurs va être créée en 1829 par des auteurs dramatiques et des compositeurs. C’est la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) fondée par Eugène Scribe qui avait un pouvoir suffisant pour imposer aux directeurs les revendications des auteurs. L’idée était déjà ancienne et avait été lancée par Beaumarchais en 1777 mais, concrètement, c’est Scribe qui a fondé cette société. Elle va permettre de faire plier les directeurs de théâtres et de créer un droit proportionnel alors qu’auparavant on achetait les pièces au forfait. Ainsi, à cette époque, les sommes perçues par les auteurs dramatiques sont sans commune mesure avec celles des autres écrivains. Parce qu’il touchait à tous les genres et qu’il a écrit de nombreuses pièces, Victor Hugo est l’homme qui a gagné le plus d’argent dans le monde littéraire au XIXe.
Le droit d’auteur reste-t-il limité à la France ?
Non, après avoir fait plier les directeurs de théâtre de Paris, la SACD va organiser la perception des droits en province et puis, dernière étape plus longue, elle va chercher à organiser un droit d’auteur international. Cela va passer notamment par la convention de Berne en 1886. Ce droit d’auteur international met cependant longtemps à se mettre en place. C’est ce vide juridique qui a permis au monde entier de venir piller les pièces françaises et a créé le succès extraordinaire du répertoire français sur les cinq continents. Ainsi, Eugène Scribe a été joué du Brésil jusqu’au fin fond de l’Australie. Ce succès tient au fait que ces pièces au label parisien très attractif sont alors libres d’accès et n’importe qui peut s’en emparer. Au XIXe siècle, on peut donc déjà parler d’une première mondialisation culturelle. Il est étonnant de voir la vitesse à laquelle les pièces circulaient dans le monde. Cette culture française née sur les scènes parisiennes se propage dans le monde, comme aujourd’hui les séries télévisées ou les mangas. Le roman joue certes un rôle, mais le théâtre est le fer de lance de cette suprématie culturelle française.
À la fin du siècle, l’affluence des théâtres connaît un déclin. Quelle en est l’explication ?
À cette période, les recettes augmentent car le niveau de vie s’améliore. Les théâtres sont plus nombreux et « le star system » se met en place avec de grandes figures qui apparaissent comme Sarah Bernhardt, Coquelin et d’autres. Mais en même temps, le théâtre est concurrencé par d’autres formes de spectacles : le café-concert avec son perfectionnement le music-hall, dans les années 1880 et 1890, les spectacles de magie et d’autres spectacles périphériques. C’est l’époque du développement du cirque qui va être également un concurrent important, et bien sûr à la fin du siècle l’arrivée du cinéma qui va tout de suite obtenir une audience très importante. Le spectacle sportif aussi commence à drainer des foules considérables. À la veille de la guerre de 1914, on est donc déjà dans une situation assez proche de celle que l’on connaît de nos jours, où le théâtre n’est plus qu’une activité parmi d’autres au sein d’une offre très variée de divertissements et de spectacles. Le théâtre garde alors son prestige mais les beaux jours de la dramatocratie sont déjà passés.