La lutte finale n’aura pas lieu. Que bourgeois et prolétaires unissent leurs forces d’inerties, et que les experts se soignent de leur sociologisme. Car ce ne sont pas les classes, ces petites cases dont on parle trop, qui écrivent l’Histoire. Réhabilitons la race des intraçables, des brouilleurs de pistes, de ceux par qui tout arrive : les déclassés.
La classe est devenue l’alpha et l’oméga, l’horizon indépassable de tous ceux qui prétendent étudier le fait social depuis Marx. La dialectique de l’oppresseur et de l’opprimé n’est d’ailleurs plus qu’une rengaine pillée et réinterprétée à leur gré par les orchestres féministes, antiracistes et tout le peuple des humanistes auto-proclamés, comme si elle suffisait à tout analyser. Alors il faudrait nécessairement choisir son camp, entre bourgeois et prolétaires, entre rouges et blancs, rejoindre un clan… Sinon c’est trahir la cause ! se comporter en lâche anarchiste, spectateur de la grande bataille à venir !
La rhétorique est facile, la tactique est habile, elle laisse croire à chacun qu’il a un rôle à jouer, mais c’est oublier qu’il n’y a de place sur l’affiche que pour quelques noms. La bourgeoisie, le prolétariat, ces troupeaux bien rangés ne seront jamais que des figurants. En gros caractères, il faut de grands noms, ceux des héros qui incarnent l’Histoire, des synthèses. Alors le grand soir, sans doute, n’aura jamais lieu que dans le cœur et la pensée des déclassés, dans la conscience des dominants révoltés de passer soudain du côté des défavorisés.
Le déclassé dans l’angle mort du manichéisme sociologique
Ce n’est pas dans la lutte finale qu’il faut espérer, mais dans la lutte primale, la déchirure première qui fait voler en éclat tous les déterminismes. Ce moment où l’aristocrate, le bourgeois confortable, le dominant tout fier de lui car tout fier de sa race échappe à son milieu clos, sécurisé et uniforme, et se heurte soudain à la difficulté. Le voilà qui a chuté, quitté la voirie sociologique. Il est sorti de la case dans laquelle on voulait pouvoir le compter, il a brouillé les pistes, et sa fierté s’en trouve froissée. C’est désormais un déclassé, un être sans condition, un bâtard social. Il est soustrait au corset sociologique de l’habitus bourdieusien qui associe à chaque classe un comportement, des habitudes, un mode de vie : de son accident social, il gardera pour séquelle irréversible une inaptitude au conformisme.
L’Adolescent de Dostoïevski nous aide à cerner toute la problématique du déclassement. Le personnage d’Arkadi incarne à la perfection cette contradiction interne, cette déchirure et cette non-condition, puisqu’il est le jeune fils illégitime d’une domestique et d’un aristocrate. Dès les premières lignes de son récit, Arkadi confesse qu’il ne convient pas aux exigences de la société russe traditionnelle et hiérarchisée : « J’ai pesté toute ma vie contre mon nom, et le lecteur a sûrement conclu déjà que j’enrage tout bonnement de ne pas être prince, mais Dolgorouki tout court. » Le déclassé est celui qui, parce qu’il a perdu sa condition de dominant, n’appartient à aucune classe, et échappe donc aux radars de la sociologie. C’est bien plutôt l’attention du littérateur qu’il attire.
Un dominant déchu : un anti-bourgeois
Le déclassement est inconfortable. C’est, bien plus que le prolétariat sans doute, la condition inverse de la bourgeoisie, nouvelle caste dominante que la littérature contemporaine nous aide à cerner. Ce n’est au fond que l’argent qui distingue la bourgeoisie, les dominants actuels, de tous les autres. Et comme il est honteux de gagner un statut avec de la ferraille, elle se couvre d’un vernis de noblesse de cœur ou d’esprit. Elle pastiche et se confond avec les fins de race d’une aristocratie décadente, envoyant ses filles fréquenter les gens du monde, puis ses femmes étancher leurs soif de mystique dans les affaires financières ou politiques de leurs maris, donnant un semblant de sens à une vie triste et terne parce que dépourvue d’enjeu vital. Car c’est finalement une mollesse morbide, celle qui apparaît dans toute sa splendeur dans la vie et l’œuvre de Pierre Drieu la Rochelle comme la contrepartie du confort matériel, qui fait de la bourgeoisie la condition de ceux qui n’ont pas besoin de lutter pour vivre. L’insouciance est le programme du grand bal bourgeois auquel le déclassé ne dansera pas. Pour rêver ainsi, vivre cette vie légère où la gravité, souvent, n’est qu’une distraction, mieux vaut être subventionné.
À l’opposé le déclassé ne vit que d’inquiétude, affrontant un avenir incertain. Chez lui, la réussite est une nécessité impérieuse et vitale, et non un luxe, une formalité ou une couche de vernis supplémentaire. Nul dans l’histoire n’incarne mieux cette condition que Napoléon Bonaparte, lui-même déchiré entre son identité corse devenue humiliation française, puis rattrapé par la nécessité de faire vivre sa famille tombée dans le besoin à la mort de son père. Chez cet enfant dont Max Gallo écrit qu’il « irrite par ce comportement où se mêlent fierté d’enfant humilié et amertume de vaincu », la rage de vivre est rage de vaincre, rage de venger, rage de surpasser sa condition de bâtard social. Dans Le Chant du départ, Gallo imagine Bonaparte revenu auprès de sa famille nécessiteuse s’interroger ainsi : « Faudra-t-il toujours soumettre sa pensée, son désir, ses ambitions, à la médiocre réalité ? Faudra-t-il se baillôner pour ne pas crier ce que l’on ressent ? Faudra-t-il s’entraver pour ne pas sortir du chemin ? »
C’est ici encore la souffrance de n’être pas tout à fait conforme qui s’exprime. Car le déclassé se heurte bien vite au rejet de ceux d’en haut, qui voient désormais ce marginal comme le faible qui va diluer leur identité, qui ne tient plus son rang ; et au rejet de ceux d’en-bas qui verront toujours en lui le bourgeois, l’aristocrate, le dominant en puissance avec ses airs, ses expressions et son allure. Plus rien ne l’oblige à être ce bourgeois, cet aristocrate ou ce notable exemplaire que sa naissance le destinait à être. Mais rien ne le pousse non plus à rester dans l’inconfort qui le satisfait d’autant moins que l’amertume d’avoir perdu l’insouciance et l’aisance de sa condition d’origine demeure. Il garde les stigmates de ce qu’il n’est plus tout à fait, comme la conscience du dominant emprisonnée dans la condition du dominé. Il est cousin du métis, qui porte la marque d’une origine double et ne peut s’en défaire. Il est condamné à assumer sa spécificité qui dérange et à la porter comme sa croix.
Le terreau d’une vie romanesque
Le déclassement est une matrice de la révolte : révolte contre sa condition autant que contre l’incompréhension des autres. Mû par cet élan vital et pressant, et parce qu’il échappe aux déterminismes des classes, sa vie plus que n’importe quelle autre pourra prendre la couleur de l’aventure, du roman tragique ou héroïque. Il se voit nier l’accès à la banalité des destins du bourgeois, du prolétaire ou de l’aristocrate types. On ne s’étonnera donc pas de voir le sentiment d’exclusion se muter en un désir de la plus arrogante, la plus extraordinaire, la plus extravagante des réussites ! Pour lui rien n’est joué d’avance, rien n’est planifié, tout est possible, et tout ne tient qu’à sa seule volonté. Ainsi Napoléon Bonaparte se drape dans le faste de l’Empire et ose la démesure jusqu’à Moscou. Ainsi Arkadi se rêve en Rothschild, non pour se venger, mais pour avoir « l’isolement » et « la puissance ».
Puisqu’il n’est rien, cet enfant de la honte doit se construire seul, contre ceux qui le voient comme un monstre perdu dans le monde parallèle de ceux dont on n’attend rien, comme celui d’où la Bête attend la Belle. Alors l’instinct de survie l’appelle à dépasser l’idée même des classes, ces cases dans lesquelles il ne rentre pas. Il veut dominer, surpasser, s’élever au-dessus des masses car à chaque tentative de prendre le monde d’assaut, de nouer des relations sociales convenues, il a été renvoyé à sa condition de solitaire un peu trop original pour ne pas être gênant. Chacune de ces expériences désespérées lui laissera en plus le goût amer du renoncement. La sociabilité exigeant d’abandonner un peu de son originalité pour arrondir les angles, ne heurter personne par sa sensibilité, sa faculté à tout remettre en cause, là où on ne vit que de certitudes. Il n’est pas apte à régner par le paraître, trop complexe et trop entier, puisque son identité n’est que le fruit d’une douloureuse maturation intérieure, faute d’une condition aux contours précis… or faire semblant nécessite toujours d’y croire un peu.