Bertrand Vergely : « Le transhumanisme voit le monde comme une étable »

Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et agrégé de philosophie, Bertrand Vergely est théologien, enseignant en classe préparatoire et à l’Institut de théologie orthodoxe de Saint-Serge. Auteur d’ouvrages de vulgarisation, il a également réfléchi sur la question de la mort, la souffrance, l’émerveillement, le bonheur ou encore la foi. En 2015, il publie La Tentation de l’homme-Dieu (aux éditions Le Passeur) où il s’inquiète de l’extension du transhumanisme et interroge les fondements de la société postmoderne.

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Bertrand Vergely

PHILITT : Pouvez-vous définir ce que vous appelez la tentation de l’homme-Dieu ? Quelle différence faites-vous avec l’enjeu de divinisation de l’homme qui tient une place notable dans la théologie orthodoxe ?

Bertrand Vergely : Il faut comprendre que le transhumanisme s’érige comme une réponse à la crise de la tentation moderne. L’humanisme est un des principaux fondements de la culture occidentale. Au départ, cet humanisme s’est présenté comme une question mystique, il s’agissait alors de rentrer dans une symbolique et non de se débarrasser de Dieu. Ensuite, avec le XVIIIe siècle qui culmine dans le positivisme, est venue une religion de l’humanisme qui débouche sur une vision totalitaire. Cet humanisme a voulu remplacer Dieu et mettre l’homme à la place. En Mai 68, avec des penseurs comme Foucault, Derrida ou Deleuze, s’est installée une dénonciation de la religion de l’homme et la promotion d’un ultra-individualisme. Le transhumanisme s’efforce alors d’être la réponse à la crise de l’humanisme. Ni totalement humaniste, ni anti-humaniste, il développe l’idée qu’avec un homme augmenté via les nouvelles technologies nous n’aurons plus besoin de cet anti-humanisme ou d’une quelconque religion de l’humanité. Le transhumanisme veut réussir ce que la religion, qui s’effondre, n’a pas réussi ; et ce notamment en supprimant la mort. Cette tentation de l’homme-Dieu, c’est cet homme qui parvient à l’éternité et qui accomplit la religion. Au contraire, la divinisation de l’homme dans l’orthodoxie renvoie à une rencontre avec Dieu, que l’on peut définir comme « le plus que vivant ». L’homme est appelé non pas à être une idole ou une marchandise, mais à rencontrer Dieu dans la vie spirituelle.

L’Évangile nous dit : « En vérité, en vérité, le royaume de Dieu est au-dedans de toi » (Luc, 17:21). Comment entendre cette parole au regard de cette confusion entre l’homme et le Père ? Quel est ce « Dieu fait l’homme » que vous semblez appeler de vos vœux ?

Il existe une confusion entre l’homme et Dieu qui n’a rien à voir avec l’intériorisation de Dieu. Cette confusion repose sur une affirmation : nous n’avons plus besoin de Dieu, car Dieu, c’est moi. Lorsque Luc évoque le Royaume des Cieux en nous, il s’agit non pas d’un décret mais d’un programme. Il est possible de découvrir Dieu si l’on rentre en soi. C’est un appel à l’intériorisation qui nous est lancé. Ce « Dieu fait l’homme » est alors une expérience que nous pouvons faire quand Dieu entre dans la chair de nous-mêmes, quand il y a cette expérience du « plus que vivant que nous-mêmes ». En cela, le Verbe se fait chair, c’est l’expérience de la chair de moi-même. Une partie de moi appartient alors à un autre ordre, et cela doit s’entendre de manière mystique.

Le transhumanisme est une idéologie qui sort des grilles de lecture classiques en considérant l’homme comme préalablement faible et dont la puissance doit être augmentée. Comment expliquez-vous ce refus de notre propre perfection divine ?

Le transhumanisme est toujours une poussée vers la chose matérielle. Le manque de l’homme sur lequel repose le transhumanisme est un manque matériel, et le salut du transhumanisme est un salut face aux carences du matériel. C’est l’empire du consommateur qui doit avoir accès à tout. Il n’y a aucun travail sur soi ici, mais c’est pourtant sur ces fondements que se pose ce refus dont vous parlez, à travers l’idée du manque.

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Nicolas Berdiaev

Votre analyse du principe de précaution touche à la notion de responsabilité face au risque, et donc à la question fondamentale de la liberté. Nicolas Berdiaev nous dit que la liberté même est la figure du Christ dans la rédemption, laissant penser que la liberté la plus totale ne s’exprime que par l’expérience rédemptrice du mal. Quelle influence a eu ce philosophe sur votre réflexion ?

Berdiaev nous explique en terme logique le cœur de l’orthodoxie. C’est-à-dire le sens de la personne et sa liberté, qui passe par deux plans : être ce que l’on est, et être plus que ce que l’on est. Le mal, c’est ce qui se passe quand quelqu’un ne s’accomplit pas en allant au-delà de lui-même. Le Christ est d’ailleurs l’exemple même de celui qui est plus que ce qu’il est, et Dieu est par définition plus que ce qu’il est. Et si Dieu peut faire cela, alors tout le monde peut le faire, et c’est en cela que l’on peut vaincre le mal. Il y a une invraisemblance supposée pour Dieu à faire ce geste d’humilité totale. Cette leçon doit résonner en chacun.

Vous insistez sur la place de la mort. Quelle place tient pour vous la question de l’euthanasie dans cette tentation transhumaniste ?

Le transhumanisme, dans sa phase terminale, pense éliminer la mort. L’euthanasie est la manière dont l’homme pense éliminer la souffrance. En cela, l’euthanasie a encore pied avec l’homme, comme gestion de la souffrance. Le transhumanisme, quant à lui, pense abolir la souffrance par la science, et ainsi l’euthanasie. Avec le transhumanisme accompli, l’euthanasie ne se pose plus comme problématique.

Votre réflexion porte également sur les inégalités sociales engendrées par une société hygiéniste et sans limitations. Pouvez-vous expliquer le rôle de l’Argent dans votre analyse ?

La Tentation de l’Homme-Dieu

Il est évident que seule une petite minorité pourra se payer le luxe de vivre 300 ou 400 ans. Le but de l’Évangile repose sur une pauvreté spirituelle, c’est le vide total, intérieur, le dépouillement qui outrepasse la bourgeoisie. Le transhumanisme a pour but de créer une humanité de consommateurs, et ne se situe évidemment pas dans la pauvreté spirituelle.

Vous avez rédigé un ouvrage sur Heidegger (éditions Milan), auteur qui considère que l’essence de la technique n’a rien de technique. Pensez-vous que la tentation de l’homme-Dieu constitue une krisis nécessaire au renouveau des possibilités spirituelles, et serait salutaire à terme à la manière d’une ruse de la raison, ou serait bien plutôt une manifestation archaïque du nihilisme qu’il faudrait rejeter absolument ?

Le transhumanisme ne peut de toute façon résoudre le problème métaphysique car il reste naïf. En bourrant l’homme de prothèses électroniques, il pense que l’homme pourra vivre mieux. C’est une thèse éculée : l’homme est dépendant et a besoin de la technologie, c’est le comble du matérialisme bourgeois. Cette idée du besoin du progrès technologique repose sur l’idée d’un manque à combler, idée qui provient d’une invention moralisante de cette même sphère de la technique. Pour répondre à un besoin qui n’existe pas, il faut inventer un manque qui n’existait pas préalablement dans les esprits. Ici, tout se résume globalement par un chèque, en croyant que l’homme est un ventre qu’on cale en nourrissant. Le transhumanisme voit le monde comme une étable.

Que pouvez-vous dire du transhumanisme comme force politique ?

Les gouvernements occidentaux investissent évidemment dans le transhumanisme. C’est une possibilité pour eux d’étendre la logique du marché au corps. Il est évident que les lobbys pharmaceutiques s’appuient sur les gouvernements, ainsi que les industriels. C’est d’un cynisme total. Tony Blair avait d’ailleurs décidé d’investir massivement dans les nouvelles technologies. Aux États-Unis, le transhumanisme sera dans le panel des programmes. Nous sommes dans un mariage entre les partis politiques et le transhumanisme, et cet avènement est certain. La droite comme la gauche se coucheront devant ce fait. Il me semble que cet avènement, qui a déjà commencé, n’arrivera pas frontalement par le champ politique mais intégrera petit à petit notre quotidien, par exemple avec la domotique, la robotisation, les voitures autonomes, l’argent virtuel… D’ici les cinq ans qui viennent, ce monde aseptisé où l’ordre marchand règne en maître s’intensifiera. Nous ne serons pas dans la crise, qui est salutaire, mais dans le malaise. Si l’on oublie le caractère essentiel de l’âme, ce malaise sera total. En ce sens, il y a urgence. C’est une mutation sans précédent du capitalisme et une aliénation complète des masses qui sont en œuvre.

Crédit photo : Léa Crespi.