Eugénie Bastié est journaliste au Figaro.fr. Elle dirige également la rubrique politique du magazine d’écologie décroissant Limite. Aux éditions du Cerf, elle vient de publier Adieu mademoiselle, essai dans lequel elle critique les dérives du néo-féminisme. À travers l’actualité récente, elle prend aussi position sur des sujets polémiques : Cologne, la GPA, le voile…
PHILITT : À vos yeux, le néo-féminisme, parce qu’il prône l’indifférenciation entre les sexes, aboutit à « la défaite des femmes ». Vous considérez-vous comme féministe et, si oui, quel serait votre féminisme de substitution ?
Eugénie Bastié : Y a-t-il des « valeurs féministes devenues folles », pour reprendre le mot de Chesterton ? Faut-il trier le bon grain de l’ivraie ? Pour ma part, je crois que le mot même de « féministe » est devenu inapproprié. Tout comme on peut trouver abominable la manière dont étaient traités les ouvriers au XIXe siècle, sans pour autant adhérer au marxisme, et sa relecture de l’Histoire sous le prisme unique de la lutte des classes, on peut considérer que les femmes ont connu et connaissent parfois encore une forme de domination, sans adhérer pour autant au paradigme féministe, qui présuppose une lecture binaire des rapports humains sous le prisme dominants-dominés. Comme le marxisme prétend en finir avec le capitalisme à travers l’imposition de la dictature du prolétariat, le féminisme prétend en finir avec le patriarcat par l’abolition de la division genrée de l’humanité. Comme pour le marxisme, on peut comprendre les conditions d’émergence d’une telle idéologie, on peut trouver qu’elle a pu jouer un rôle dialectique dans l’Histoire, tout en pensant qu’elle se trompe dans ses présupposés.
C’est le caractère idéologique du féminisme, son -isme, qui me répugne. L’idée d’un complot masculin universel contre les femmes, là où il y a eu des régressions circonstanciées et historiques. Une Jeanne d’Arc n’aurait pas été possible au XIXe siècle. Je préfère parler de « droits des femmes » (encore que le mot droits soit lui aussi un marqueur de la civilisation libérale-libertaire) ou plutôt de « problèmes féminins », c’est-à-dire de problématiques touchant la femme parce qu’elle est femme. J’observe que la constitution du féminisme comme idéologie lui a fait perdre son véritable objet : « les femmes » et leur « vie ordinaire » (Lasch), pour s’égarer dans des luttes vaines et disparates. Le féminisme a nié son objet parce qu’il s’est interdit de penser la différence féminine qui consiste dans le privilège exorbitant de la maternité.
Sur le port du voile vous écrivez : « Qu’il soit contraint, et je le dénonce. Qu’il soit libre, et je le défends. » Quelle est l’efficacité pratique d’un tel positionnement ? La loi ne fait pas du cas par cas.
Je ne prétends à aucune efficacité pratique. Je cherche seulement une position médiane, aussi éloignée de l’universalisme abstrait des Lumières d’une Badinter qui méprise le fait religieux, que du relativisme victimaire d’une Benbassa qui n’entend rien au symbolique. Rokhaya Diallo disait dans Paris Match : « Je me bats pour que les femmes puissent disposer de leur corps c’est-à-dire se voiler ou se prostituer. » De mon côté, je me bats pour qu’on ne puisse pas disposer du corps des femmes, et qu’elles aient le droit de ne pas se voiler et de ne pas se prostituer. Chacune ses priorités. Je pense qu’il faut se battre contre ceux qui obligent, dans leurs discours ou par une police des mœurs, les femmes à couvrir leurs corps. Néanmoins je pense qu’il serait dangereux de stigmatiser le voile en soi, comme incompatible avec notre pays. Je pense qu’il est malhonnête de n’y voir qu’un symbole de soumission. Je crois que des femmes peuvent aussi se voiler par choix. On me dira que ce choix n’est pas éclairé. Mais aucun choix ne l’est parfaitement. Ce geste, religieux ou identitaire, pieux ou provocateur, de pudeur ou de rejet, doit en tous les cas être pris au sérieux. Il dit quelque chose sur notre époque, sur notre société. On ne dévoilera pas les femmes qui ont fait ce choix. Cette tentative de rendre l’islam invisible parce qu’il nous dérangerait est contre-productive. Ce n’est pas en cassant le thermomètre qu’on lutte contre le réchauffement climatique. La loi est là, mais la loi ne peut pas tout. Elle a le pouvoir d’interdire, mais pas celui de convertir.
Dans la critique de votre livre qu’a faite Eric Zemmour dans le Figaro, il vous est reproché, en gros, de réhabiliter Beauvoir. Pouvez-vous nous parler de la relation ambivalente que vous entretenez à son égard ?
J’admire Beauvoir. Non pour le Deuxième sexe, que je tiens pour un échafaudage théorique certes intéressant, mais complètement faux, mais pour ses Mémoires, qui racontent avec un grand talent la trajectoire d’une femme libre projetée dans une époque exceptionnelle, et côtoyant les plus grands génies de l’époque.
Malgré ses défauts, Beauvoir avait tout lu, et savait écrire. Qualités que n’ont même plus ses héritières. Elle était libre, indomptée, cultivée. Avait pour matière brute la littérature là où ses descendantes nous assomment de statistiques et d’études sociologiques pseudo-scientifiques. Était existentialiste et libertaire là où ses épigones sont puritaines et policières, défendant un nouvel ordre moral bien plus intrusif que la morale sexuelle bourgeoise.
Je pense néanmoins que toute la folie féministe était contenue en germe dans le Deuxième sexe. Simone écrit « on ne naît pas femme, on le devient », et les wahabo-féministes qui lui succèdent, prenant à la lettre ses injonctions, radicalisent : pourquoi le devenir ? Mais elle-même n’était que dans la continuité de l’esprit des Lumières et d’une autonomie libérale détachée de toute incarnation et de tout enracinement. « Je me rêvais l’absolu fondement de moi-même et ma propre apothéose », écrit-elle dans ses Mémoires. C’est un grand fil rouge qu’on nous déroule et qui devient simplement plus visible.
Vous critiquez avec raison le refus de la limite propre aux modernes : transhumanisme, ultra-libéralisme, extension de l’économie de marché au vivant… Mais vous ironisez (dans le chapitre sur Cologne) sur la critique qui est faite de l’impérialisme occidental, une autre forme d’hubris. N’y-a-t-il pas contradiction ?
Je ne vois pas de contradiction entre la défense de la mixité des sexes produit de la civilisation européenne, et particulièrement française, et l’opposition à une civilisation marchande qui en constitue l’exact opposé, au moins autant que son pendant islamiste. Ce que je reproche dans l’affaire de Cologne, c’est qu’elle dissimule une forme de relativisme insupportable qui consiste à dire : nous ne valons pas mieux qu’eux, qui sommes-nous pour juger ? L’idée selon laquelle ce qui s’était passé à la Saint Sylvestre était à mettre en perspective avec nos fautes passées et présentes.
Certes l’ingérence occidentale, la « démocratie casquée » et ses conséquences désastreuses, est détestable pour le bien commun mondial, mais il ne faut pas non plus accuser l’Occident de tous les maux. Nous ne sommes pas responsables des problèmes de mixité au Proche-Orient ! Si ce que vous appelez « impérialisme occidental », en reprenant le vocabulaire de la gauche postcoloniale, consiste en la défense d’une civilisation chrétienne qui prône un équilibre de la chair et une complémentarité dans l’équité entre l’homme et la femme, alors je suis impérialiste ! On peut être agacé par le progressisme abstrait sorti de la modernité occidentale sans pour autant basculer dans le relativisme. L’universalisme existait bien avant les Lumières !
L’Assemblée nationale a récemment voté en faveur de la pénalisation des clients de prostituées. Quel est votre avis sur la question ?
Je pense que la prostitution est presque toujours une aliénation du corps des femmes. Qu’on ne peut pas lutter contre la GPA et être favorable à une régulation de la location des vagins. Ceci dit, j’ai conscience que la prostitution a toujours existé et qu’elle existera malheureusement toujours (ce qui n’est pas le cas de la GPA qui est une innovation technicienne). Et que vouloir l’abolir est une utopie. Je m’inquiète de la judiciarisation galopante de la société. L’avortement, c’est bien, le droit doit donc le célébrer. La prostitution, c’est mal, le droit doit donc l’interdire. Mécanique manichéenne qui ignore qu’il existe des zones grises où le droit se doit de détourner le regard, qui voudrait ne voir que des solutions morales là où il y a des compromis politiques.
Je ne suis pas persuadée que la pénalisation du client, qui ne fera que rendre invisible ce qui était toléré, soit très efficace. De là à vouloir, comme en Allemagne, de grands malls où l’amour tarifé, uberisé, se vend et s’achète dans la plus grande transparence marchande, il y a un pas que je ne saurais non plus franchir.
Les génies de la littérature occidentale sont des hommes – citons les fondateurs : Homère, Dante, Cervantès, Shakespeare et Dostoïevski –, l’écriture est-elle affaire d’hommes ?
Vaste question, troublante et entêtante. Moi-même, je dois avouer que mon Panthéon n’est pas paritaire : Tolstoï, Dostoïevski, Bloy, Bernanos, Kessel… Je suis entièrement soumise au patriarcat littéraire. Pourquoi les génies littéraires sont-ils tous des hommes ? Les féministes vous expliqueront que c’est de la faute du système patriarcal, qui empêchait les femmes d’écrire. Je remarque pourtant que la révolution féministe, en libérant la femme, n’a pas produit pour autant de génies littéraires féminins. Virginie Despentes ce n’est pas mal, mais ça ne vaut pas Georges Sand ou Madame de Lafayette. L’injonction de Beauvoir de sortir les femmes de l’invisibilité (à devenir poètes, écrivains, artistes) a échoué sur les plateaux de téléréalités dans des Nabilla, chair à média aux poitrines siliconées bien éloignée des rêves que faisait Simone à la terrasse du café de Flore pour libérer son sexe.
À vrai dire, je me moque que la littérature soit une affaire d’hommes ou de femmes. C’est une mauvaise question. Édouard Louis disait récemment que la bonne littérature devait être antiraciste. Je crois que je n’ai jamais rien entendu de plus borné. Vouloir une « littérature féministe » n’aurait pas plus de sens.
Rien n’est plus inquiétant que cette volonté de vouloir substituer la sociologie à la littérature. La différence des sexes justement ne se laisse pas définir, mais seulement décrire, et le mieux par la littérature. On apprend plus sur la dichotomie des sexes en ouvrant Les liaisons dangereuses qu’en essayant d’ingurgiter Trouble dans le genre. On pourrait paraphraser Philippe Roth : « Quand on généralise la souffrance des femmes, on a le féminisme. Quand on particularise la souffrance des femmes, on a la littérature. »
L’égalitarisme, c’est la mort de la littérature. Et on peut se demander ce que Balzac aurait eu à écrire dans un monde égalitaire !