On est surpris de voir ressurgir, dans les programmes de concours encore prestigieux, un ouvrage aussi daté et inintéressant que Le Droit à la ville d’Henri Lefebvre. L’ouvrage mérite pourtant qu’on y revienne, au moins dans un souci archéologique : elle a beau ne pas le savoir, notre époque lui doit beaucoup, notamment dans ses développements les plus récents.
C’est en 1967 qu’Henri Lefebvre achève Le Droit à la ville : l’année de la parution de La Société du spectacle de Guy Debord, cent ans après la parution du Capital, comme le rappellent fièrement les dernières lignes de l’ouvrage. Livre court (c’est l’une de ses grandes qualités), rédigé dans un jargon pénible qui affiche tous les tics et formules des modes linguistique et marxiste (« forme », « structure », « fonction », « paradigmatique », « syntagmatique », « valeur d’échange » et « d’usage », etc.) avec l’assurance d’un maréchal soviétique épinglant ses médailles à son uniforme, Le Droit à la ville souhaite fonder une « science analytique de la ville », récusant les discours parcellaires sur le sujet (histoire, architecture, sociologie, urbanisme). Mieux, et selon la vulgate de l’époque, l’ouvrage entend être à la fois théorique et pratique, et conduire ses lecteurs vers une nouvelle manière de bâtir, d’habiter, de vivre l’expérience urbaine.
Un compagnon de bien des routes
C’est peu dire qu’Henri Lefebvre a parcouru le XXe siècle en ses points les plus névralgiques : proche des surréalistes dans sa jeunesse, militant communiste, résistant, lié à Debord et à son mouvement, inspirateur possible des événements de Mai 68 enfin, sa vie ne cesse de croiser les cœurs battants du siècle, tant du côté de l’art et de la poésie que du côté du militantisme politique.
Lefebvre s’est expliqué sur ses liens avec les jeunes gens du mouvement Cobra, puis de l’Internationale situationniste : relations épisodiques, parfois amicales, souvent tempétueuses. On ne cesse de trouver des échos entre ses travaux et les expériences de ces groupes avant-gardistes, qu’il s’agisse de son intérêt pour la « critique de la vie quotidienne » ou de ses propos sur l’espace et la ville que les situationnistes déclinèrent en quête de « situations » et autres « dérives urbaines ». L’étude des dates est probante, et permet d’affirmer que Lefebvre n’exagère nullement son influence sur Debord et ses petits camarades lorsqu’il souligne telle ou telle convergence de thèmes et de idées (même si, comme on le sait, les situs n’étaient jamais très reconnaissants à l’égard de ceux qu’ils pillaient).
Le Droit à la ville n’échappe pas à la règle, et l’objet du livre (la destruction de la ville par l’industrialisation, les pouvoirs économiques et étatistes, la nécessité d’inventer une ville non encore advenue, ainsi qu’une nouvelle manière de l’habiter) entre pleinement en résonance avec certains des thèmes abordés dans les mêmes années par Debord ou Raoul Vaneigem. Pourtant, il me semble plus intéressant d’élargir un peu le cadre pour proposer une généalogie plus vaste que ce simple rapprochement.
Généalogie de la Fête
Lefebvre rappelle en effet qu’avant d’être détruites, vidées, désincarnées, les villes européennes, construites pour répondre au besoin de la bourgeoisie marchande du Moyen Âge, parvenaient à associer les nécessités du commerce (c’est-à-dire du travail, de la rationalisation, de l’échange) à celles de la Fête (de la consumation, de la Dépense pure). Bridé par son marxisme un brin scolaire, Lefebvre n’intègre à aucun moment le fait religieux dans cette organisation du monde dont la ville était l’un des fleurons, et dont témoignent encore partiellement (même si c’est sous une forme tristement muséifiée) les plus belles villes de France, d’Italie, des Flandres et d’ailleurs.
Il perçoit cependant fort justement que la vie urbaine liée à ces villes disparaît, sous la violence de l’industrie, de l’éclatement des centres urbains comme de l’éparpillement de ses populations dans des banlieues sans âme, grands ensembles ou zones pavillonnaires alors bâtis à tour de bras. Je serais tenté, à l’échelle du XXe siècle, d’esquisser à grands traits la généalogie suivante : dès les années 1930, des auteurs comme Georges Bataille et Roger Caillois percevaient également la violence de la rationalisation capitaliste, et redisaient la nécessité de la dépense improductive, du sacré, de la Fête, de la pure consumation dont ils avaient pu étudier les caractéristiques dans la pensée d’un Marcel Mauss (voir par exemple ce que Caillois écrit de la fête et du jeu dans L’Homme et le Sacré, publié en 1939).
Quelques années plus tard, Lefebvre comme Debord entendirent rompre, via l’action révolutionnaire, avec l’univers capitaliste, monde organisé et rationalisé, monde de la vie séparée et amoindrie, pour retrouver le sens de cette Fête merveilleuse dont les traditions carnavalesques étudiées par Bakhtine offrent tant de brillants aspects, et dont la révolution prolétarienne (pour une raison demeurée mystérieuse, à moi comme à beaucoup d’autres) était censée provoquer l’avènement, ou plus exactement le retour. Le vocabulaire de Lefebvre, sur ce point, est surprenant de lyrisme : la fête, le jeu, l’art, l’amour, tout cela renaîtra, dans une ville jamais vue jusqu’alors, au sein d’une humanité régénérée.
Quelques aperçus
Lefebvre a beau abuser d’un vocabulaire un peu vieilli, ainsi que de ces retournements du génitif qui sont une vilaine maladie que plusieurs générations d’intellectuels français ont attrapée chez Marx, avant d’en refiler le virus aux étudiants de classes préparatoires qui veulent faire les malins (« lieu de consommation et consommation du lieu », sur le modèle de « philosophie de la misère, misère de la philosophie », etc.), il sait se faire poète, retrouvant sans doute les accents de sa jeunesse surréaliste : débarrassé de l’aliénation comme du « vieil humanisme classique » (encore une scie bien dans le goût de l’époque : la haine d’un humanisme jamais historicisé ni très bien défini), l’homme pourra retrouver le sens du jeu et de l’aventure, d’abord en exigeant la multiplication de ses droits (dont le fameux « droit à la ville »), puis en imposant des réformes urbaines enfin délivrées du méprisable réalisme, Lefebvre allant jusqu’à rêver à « des villes éphémères et des centralités mouvantes de centres stables », où l’art et la Fête prépareront des « structures d’enchantement ».
Avec l’art comme allié, l’homme saura repenser son inscription dans le temps et l’espace. Et si cet homme devrait légitimement, aux yeux de Lefebvre, être l’ouvrier, c’est que le peuple a seul conservé son appétit pour le jeu et la joie, comme le prouve (à nouveau, je n’invente rien : je suis son raisonnement) son goût pour les matchs de football et autres manifestations sportives…
D’une origine intellectuelle encore trop méconnue de l’idéologie hyperfestive
À ce stade de ma réflexion, le lecteur attentif aura sans doute deviné vers quelle destination je le dirige : Philippe Muray est l’ultime étape (à ce jour) de cet itinéraire intellectuel qui part de Mauss, passe par Bataille et Caillois puis Debord et Lefebvre pour aboutir à nos Nuits, à toutes nos Nuits plus belles que vos jours, qu’elles soient blanches ou debout, Nuits des musées, de la danse, de la déco et autres nuits à dormir debout.
Lire aujourd’hui Le Droit à la ville, passée la surprise de voir un livre aussi daté et mal écrit mis au programme du concours de l’ENS (on nous jure certes que la pensée lefébvriste est en plein renouveau, et nous ne demandons qu’à le croire, que partout il est lu, fêté, commenté, traduit d’après la quatrième de couverture que j’ai sous les yeux « en anglais, allemand, brésilien, coréen » – pas en latin ni en langues bantoues, mais c’est sans doute un oubli), c’est découvrir, émerveillé, à un demi-siècle d’écart, les prolégomènes de cette ère hyperfestive dont les grands prêtres furent Jack Lang et Bertrand Delanoë hier, aujourd’hui Anne Hidalgo et les thuriféraires du mouvement « Nuit debout ».
Voilà pourquoi il s’agit d’un ouvrage finalement plus pertinent et singulier sur la ville et la vie urbaine que tout ce qu’ont pu en écrire Louis Chevalier, Guy Debord, Paul Virilio ou Jean Baudrillard (par ailleurs ancien assistant de Lefebvre). Parce qu’ici nous avons, à l’état pur, le programme qui s’est depuis accompli, pour le pire, en matière de pensée de la ville. Une pincée de dépense bataillenne, un peu de lyrisme surréaliste, beaucoup de jargon linguistico-marxiste, et le tour est joué !
Dans cet ouvrage qui compte tout de même de bonnes pages (sur la ville médiévale notamment, ou encore ce jugement étonnant sur la ville orientale qui, je pense, tomberait aujourd’hui sous le coup de la Loi, pas loin de l’homme-africain-pas-encore-entré-dans-l’histoire de Messieurs Sarkozy et Guaino : ville islamique donc où « il n’y a ni germe ni possibilité d’une lutte de classes », ce qui lui retire dès le départ « le dynamisme et l’avenir historique, non sans lui conférer d’autres charmes, ceux d’une exquise urbanité »), voire même des jugements toujours pertinents sur la violence exercée par le capitalisme sur la forme des villes, on s’étonne de trouver en germe tout ce que Muray moquera dans ses livres pour l’avoir vu s’étaler, réalisé sous ses yeux, quelques décennies plus tard.
Cet « homme autre », fièrement doté d’une « nouvelle praxis », enfin débarrassé des « valeurs », « tabous » et « prescriptions » de l’odieux passé, n’est-ce pas déjà Homo festivus lui-même, dans ses langes ? Et ces villes « éphémères », « obsolescentes », que Lefebvre appelle de ses vœux ? Mais ce ne sont que les prototypes de l’hilarante « Ville à pattes » des Roues carrées, « avec ses quatre mille cabines mobiles à façades en résilles de tubes, ses piscines chercheuses, ses vides intérieurs déstabilisants, ses volumes arrondis, ses bulbes aux connotations organiques, ses lames de cristaux, ses monuments en verre brisé dédiés à l’incertitude, ses gymnases ironiques, ses thalassothérapies, ses commerces, ses restaurants, ses cinémas, ses salles d’exposition ou de théâtre, ses lagons sur pivot, ses cottages à remous et ses chalets flexibles » !
Dans le deuxième volume d’Après l’histoire, Philippe Muray a magnifiquement réglé son compte à Debord, Saint Debord canonisé par notre temps et devenu l’idéologue de tout ce que l’âge hyperfestif accomplit. On regrette seulement que Muray n’ait pas eu vent des aspirations non moins oniriques du stratosphérique Lefebvre, ainsi de cette « ville idéale » qui « comporterait obsolescence de l’espace : changement accéléré des demeures, emplacements, espaces préparés » – en style télégraphique dans le texte. Il y aurait sûrement trouvé de quoi réjouir sa bonne humeur.
Du droit à la ville aux droits à la différence
Il existe en effet une loi de l’Histoire particulièrement cruelle : nul ne peut véritablement choisir ses héritiers. Pauvre Henri Lefebvre… Lui qui en appelait à une « révolution culturelle permanente » (1967, hein, bonne année tout de même), s’il avait su !
En 1975 déjà, moins d’une décennie après avoir écrit Le Droit à la ville, on le voit douter, lâchant notamment cette étonnante déclaration : « Il n’est pas sûr que la classe ouvrière ait accompli la mission historique dont Marx l’a chargée ». Aujourd’hui, alors que les ingrats estivants de Nuit debout oublient jusqu’à son nom, il est pourtant partout chez eux, dans leurs manifestations artistico-éthyliques comme dans leurs demandes de droit cocasses qui héritent directement de son espoir d’un « droit à la ville » (Slate citait récemment une merveilleuse Simone qui déclarait : « Je n’ai jamais vu un mouvement social qui féminisait autant le langage », ce qui montre tout de même qu’on avance dans le bon sens).
De même, Lefebvre est plébiscité dans les universités américaines, ces bizarres bastions d’une pensée radicale qui s’arrête toujours à la sortie du cours et qui, délivrée de la pénibilité de tout accomplissement concret, peut aisément voltiger dans l’empyrée onirique le plus délirant : c’est ainsi qu’on lit l’auteur du Droit à la ville comme l’un des pionniers du « droit à la différence », dont tous les amateurs de gender studies et autres post-colonial studies nous vantent l’arôme riche et capiteux.
Mourir penseur de la radicalité, renaître en prophète méconnu du festivisme triomphant. Il y a dans cette destinée une cruelle ironie qui n’aurait sans doute pas déplu à Muray. Ni même à Debord d’ailleurs, qui vaut plus par ses ouvrages tardifs que par ses bêtises de jeunesse. Mais pour Henri Lefebvre, la potion est amère : tout ce qu’il dénonçait, et souvent à juste titre (l’évacuation des pauvres des centres-villes, la muséification des villes historiques offertes au consumérisme et au tourisme), s’est allié avec cela même qu’il appelait de ses vœux (la festivisation, le ludisme obligatoire, le verbiage de la révolution). Fusion du commerce prédateur et de la vie poétiquement réinventée. Le Capital plus Les Illuminations. Voilà qui nous donne presque le programme de Mitterrand et Jack Lang de 1981, non ?
Le Droit à la ville n’est donc nullement un ouvrage qui permettra, aujourd’hui, de comprendre quoi que ce soit à la marche de notre société vers l’abîme. Mais il constitue un témoignage aussi curieux qu’attachant de ce que la demi-intelligence du monde peut produire de lucidité partielle et, en même temps, d’amour forcené pour la catastrophe en cours. Les routes pavées de bonnes intentions qui toutes mènent à notre enfer festivisé grouillent de ces aveugles qui se sont crus clairvoyants, et dont on aurait tort de rire : ils sont la vivante image d’un aveuglement dont on peut craindre qu’il est notre condition même.