En 1973, Ivan Illich publie La Convivialité, court essai dans lequel il développe son idée de « société conviviale », en réaction à une société obsédée par la technique et le progrès. Selon lui, le salut de l’homme est ailleurs : loin des machines et complètement dépendant d’autrui.
Au volant des voitures, les hommes conduisent. Et pourtant, la machine a déjà pris le contrôle des vies humaines. En leur imposant ce qu’Ivan Illich, dans La Convivialité, appelle « le monopole radical », c’est-à-dire le phénomène faisant « que les gens soient obligés de se faire transporter et deviennent impuissants à circuler sans moteur », c’est désormais la voiture qui conduit l’homme à travers sa vie. La « vitesse inhumaine » de l’engin a effectivement rendu les distances elles aussi inhumaines. La voiture a entraîné la création de routes et façonné la ville selon ses besoins. Le rapport au temps a de ce fait été bouleversé : plus on peut aller loin, plus on doit aller vite.
Outre le secteur automobile, c’est tout un ensemble d’outils qui sont ainsi critiqués. Qu’ils soient techniques, comme la voiture, ou institutionnels, comme l’école, Illich ne les rejette pas en soi pour ce qu’ils sont, mais pour l’emprise qu’ils ont sur l’homme, dénonçant la manière dont leur apport, initialement conçu comme profitable, s’est transformé en nécessité indispensable et aliénante. Dans la société moderne, « c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave ». La société conviviale, dont Illich tente de poser les fondements dans son essai de 1973, conçoit un outil qui serait « générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action ». Asservi par la technique, l’homme a-t-il encore une chance de s’en sortir ?
Refuser la médecine, sortir de l’école
Toute l’ambition de cet essai pourrait se résumer ainsi : donner au lecteur l’intuition d’une société conviviale. Pour ce faire, il va d’abord falloir sortir de cette position d’esclave que l’homme ne parvient même plus à remettre en question, tant elle semble être devenue chez lui une seconde nature. Cela passe par un concept fort : la déprofessionnalisation. Déprofessionnaliser la médecine, par exemple, c’est confisquer le monopole de la santé aujourd’hui accordé aux scientifiques. Concrètement, il s’agit d’apprendre à analyser et comprendre le corps et ses réactions, et admettre que, dans certains cas, la consultation d’un professionnel de la santé n’est pas nécessaire. Il dénonce ainsi l’absurdité de nos pratiques courantes : « Le résultat est qu’on a maintenant perdu le droit de se dire soi-même malade : il faut produire un certificat médical. Bien plus, c’est au médecin qu’il revient à présent de choisir la mort du patient. » S’il admet que certains spécialistes restent nécessaires, il remet cependant en question le recours quasi automatique à un médecin. De même que l’automobile crée des nouveaux besoins de transport davantage qu’elle ne permet de se déplacer, la médecine suscite ses propres maladies, et la multiplication des médicaments accompagne curieusement la multiplication des afflictions à guérir. Tout palliatif agit de manière à faire croître l’obstacle qu’il prétend aider à franchir.
De la même manière, déprofessionnaliser l’école, c’est remettre en cause son pouvoir et la place prépondérante qu’elle occupe dans notre société. Là encore, la société conviviale n’entend pas rejeter l’école en bloc, mais « proscrit le système scolaire perverti en outil obligatoire, fondé sur la ségrégation et le rejet des recalés ». Ce qu’Ivan Illich reproche à l’instruction publique, forme institutionnalisée de l’éducation, c’est d’imposer à tous la même formation, et de perpétuer ainsi le modèle sur lequel repose toute production, matérielle comme culturelle – un modèle industriel, uniformisant et productiviste. Une Société sans école (titre d’un autre de ses ouvrages) serait en réalité l’unique condition de libération des individus, redevenus libres. De la même manière que l’uniformisation des transports devenus uniques moyens de se déplacer crée sa propre exclusion physique, l’école obligatoire et monolithique soumet les individus à un joug qu’ils persistent à croire libérateur.
Réapprendre à dépendre
Débarrassés de ces outils, les hommes doivent alors penser un nouveau système. Ivan Illich propose la solution suivante : « L’homme retrouvera la joie de la sobriété et de l’austérité en réapprenant à dépendre de l’autre, au lieu de se faire l’esclave de l’énergie et de la bureaucratie toute puissantes. » On pourrait a priori croire y déceler un paradoxe, tant l’option politique de la liberté individuelle nous a enseigné que la dépendance à autrui était la preuve accablante d’un cruel déficit d’autonomie.
Raisonner en ce sens, c’est oublier que le besoin de l’autre constitue en réalité un élément fondamental de la vie humaine. Les outils modernes, parce qu’ils nous font croire que tout pourrait se faire seul grâce à leur concours, et que nous parviendrions à devenir de super-machines indépendantes dont l’existence ne serait plus conditionnée par autrui, brouillent la nature interdépendante de l’homme. Cette dernière s’exprime jusque dans l’acte premier, celui qui conditionne l’existence humaine elle-même – la reproduction. On comprend alors l’obstination de la technique à vouloir affranchir les individus de l’ultime dépendance, en leur permettant de procréer seuls. La dernière attache rompue, le dernier lien au reste de l’espèce aboli, l’homme est supposé être enfin totalement libre, délesté, soulagé de tout – même de sa propre condition.
Ce qui nous retient d’entrer dans la société conviviale, selon Ivan Illich, c’est la peur d’un passé diabolisé. « Pour nous, limiter l’outillage industriel évoque le retour à l’enfer de la mine et au chronomètre de l’usine, ou au trimard du fermier qui a des concurrents mécanisés. » Or, c’est faire abstraction de toute l’histoire pré-industrielle, la noyer sous le flot des caricatures repoussantes qu’ont forgées les mythes de la modernité confortable. « La coupole de Saint-Pierre de Rome et les canaux d’Angkor Vat ont été faits sans engins de terrassement, à la force des bras. » Qui prend seulement la peine de s’en souvenir ?
Le salut de l’homme passera par lui-même, c’est-à-dire par les autres. Il faudra certes refuser les outils modernes, mais non pas pour eux-mêmes – pour refuser l’affranchissement illusoire qu’ils prétendent apporter, et qui en vérité nous subjugue. Il faudra également accepter de faire confiance à l’inexactitude humaine plutôt qu’à la précision de la machine. Réapprendre à tâtonner, à se tromper parfois et à prendre du temps – donc à en perdre. L’abandon de la voiture en sera l’une des conditions, comme le répète Illich dans Énergie et équité, au profit de la bicyclette, qui est selon lui « un outil parfait qui permet à l’homme d’utiliser au mieux son énergie métabolique pour se mouvoir : ainsi outillé, l’homme dépasse le rendement de toutes les machines et celui de tous les animaux ». La révolution se fera à vélo – ou plutôt en tandem.