En Provence, plus qu’ailleurs, à l’ombre des térébinthes écarlates et dans les senteurs chaudes d’une garrigue ardente, les hommes vivent au rythme d’une nature souvent enjôleuse et parfois hostile. Cette nature méridionale, évoquée dans les Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol, irrigua tout au long de sa vie le champ créatif de ce génie protéiforme du Midi.
[Article initialement paru dans la revue PHILITT #2 consacrée à la terre et à l’enracinement.]
Longtemps, les hommes ont su lire les signes que leur offrait une nature redoutée et respectée. La vie s’inscrivait dans un ordre séculaire immuable, perpétué par des générations d’hommes dont le destin était animé par la crainte du ciel et par le travail inlassable de la terre. C’est ce temps disparu d’une Provence ancestrale que dépeignit Marcel Pagnol dans son œuvre, fresque à la gloire d’un pays perdu. La terre de son enfance que nous décrit l’écrivain d’Aubagne est un monde préservé aux traditions vives, dont les rues résonnent encore de cette chaude langue provençale aujourd’hui éteinte.
Un gouffre nous sépare de cette société méridionale disparue. Alors que notre époque ne cesse de vouloir accélérer la mobilité des hommes et ne jure que par l’instantanéité de l’information, l’univers pagnolesque s’inscrit, lui, dans une sédentarité paisible et naturelle de petits artisans et de fiers laboureurs. Les collines du pays d’Aubagne forment des frontières à l’intérieur desquelles on naît et on meurt près des siens. Quitter son village est en ce temps une trahison : « Mais les Testard, qui étaient allés piocher ailleurs une terre moins ingrate, avaient ainsi diffamé le sol natal, et trahi l’honneur du village : quand on passait près des ruines de leur ferme, on crachait par terre. »
La patience et le labeur animent les acteurs du théâtre rural pagnolesque. La laide urbanité n’a pas encore recouvert de son voile terne ce pays pittoresque et coloré, et détruit au passage la solidarité de ces communautés paysannes, si chères à cet amoureux des gens simples : « Tel est le peuple : ses défauts ne viennent que de son ignorance. Mais son cœur est bon comme le pain, et il a la générosité des enfants. »
Ce doux pays de l’enfance n’est cependant pas sans fractures. Elles naissent du combat anticlérical : ce monde est partagé entre le curé et l’instituteur. C’est le temps du petit père Combes, de la République triomphante et de sa lutte incessante contre l’Église. La vie de la communauté est alors marquée par des rites immuables dont la messe est l’élément central. L’ensemble du village se retrouve le dimanche à l’ombre du clocher quand les profanes continuent ostensiblement à jouer aux boules ou à boire du pastis. Le jeune Pagnol vit cette opposition au travers de l’amicale et chaleureuse rivalité entre le si pieux oncle Jules et son père, incarnation même de l’esprit républicain. Ce combat anticlérical est jugé avec une tendre ironie dans l’introduction de La Gloire de mon père, premier tome de ses Souvenirs d’enfance : « Les écoles normales primaires étaient à cette époque de véritables séminaires, mais l’étude de la théologie y était remplacée par des cours d’anticléricalisme […]. Les cours d’histoire étaient élégamment truqués dans le sens de la vérité républicaine. »
Terre d’insouciance
Quand Marcel Pagnol évoque le départ de Marseille pour les vacances d’été, il nous raconte l’entrée dans un monde envoûtant, où les bruyères, les genêts, les chênes kermès et le thym forment un cadre enchanteur, où les bartavelles, les mulots et les Grands Ducs servent aux jeux interdits par les parents et sont les causes de peurs enfantines. Son initiation à la vie s’est forgée au contact de cette nature méridionale. La nature est un personnage à part entière de son œuvre : la terre, le soleil, les arbres, le vent qui balaie les collines tel le terrible sirocco, vent chaud venu d’Afrique qui brûle de son souffle les récoltes, et l’eau dont le manque est si cruellement ressenti les jours d’été…
Si la nature est le sel de ces souvenirs d’enfance, la ville est quant à elle un carcan qui impose aux hommes une vie en demi-teinte, comme l’évoque son personnage de Jean de Florette : « Quant à l’air des villes, il est la cause des plus terribles maladies. Quand je pense à ces malheureux qui vivent entassés les uns sur les autres, entourés d’un bruit infernal, qui vont chaque matin s’asseoir dans un bureau méphitique, et qui se croient des gens supérieurs, eh bien moi, je ricane ! » L’apprentissage éducatif du jeune Marcel ne se fait pas sur les bancs de l’école, il se fait quand il quitte Marseille et arpente ses « chères collines » avec son ami Lili. Ce petit paysan sans instruction possède le secret des sources cachées et ses talents de braconnier en font un exotique professeur, véritable petit « hussard noir » des collines.
Le jeune Marcel arpente et étreint les collines du Bellon autour de la maison de campagne familiale, foyer d’une famille aimante, heureuse et unie. C’est dans ce pays enivrant qui maintient tous les sens en éveil, loin des médiocres réalités virtuelles dans lesquelles baigne la jeunesse d’aujourd’hui, que débute une histoire d’amour avec une terre : « Le mulet fut remis entre les brancards, et nous sortîmes du village : alors commença la féerie et je sentis naître un amour qui devait durer toute ma vie. » La vie, dans cette nature provençale aride, est le lieu où l’existence touche à une dimension supérieure. Les amitiés y semblent plus sincères et les amours plus tendres.
De ses racines méridionales Marcel Pagnol a extrait une glaise qu’il a pu façonner au gré de ses inspirations. Son œuvre est un témoignage de gratitude à la terre qui l’a vu naître et qui a accueilli ses jeux d’enfant. L’allégresse de la jeunesse est éphémère cependant. Après le soleil rayonnant des vertes années, arrivent les nuages cendrés de la vie et avec eux désormais les larmes. Ses Souvenirs d’enfance nous rappellent que le temps s’écoule implacablement et que la tragédie n’est jamais loin, prête à surgir au détour d’un chemin et à assombrir le territoire des jeux enfantins : « Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vites effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants. »