Dans une époque cacophonique et criarde, l’historien français le plus traduit à l’étranger nous livre une Histoire du silence pour réapprendre à profiter de ces moments rares et fragiles où le bruit cesse soudain de nous harceler.
Alain Corbin surprend toujours. Loin des chemins classiques de la grande Histoire, il a construit une œuvre très personnelle, riche et sinueuse, dont les thèmes ont renouvelé en profondeur l’historiographie française. Historien du sensible, il s’est ainsi penché sur l’histoire de l’odorat dans Le miasme et la jonquille, sur le paysage sonore des campagnes du XIXe dans Les cloches de la terre ou encore sur la prostitution dans Les Filles de noce… Certains de ces livres majeurs viennent justement d’être intelligemment réunis dans Une Histoire des sens publié par la collection Bouquins chez Robert Laffont. À peine octogénaire, au crépuscule de sa carrière d’historien, Alain Corbin est parti cette fois à la recherche du silence, de sa perception et de sa signification de la Renaissance jusqu’à nos jours.
Se plonger dans l’histoire du silence est une gageure pour un historien car les sources, sur ce thème, sont arides voire inexistantes. Mais ce n’est pas un tel défi qui peut freiner cet explorateur des imaginaires du passé qui n’a pas hésité dans un autre de ses livres majeurs à retracer la vie d’un paysan anonyme dans Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876). L’historien normand, attaché au calme champêtre du bocage du Cotentin de ses vertes années, a donc décidé de convoquer les arts et plus particulièrement la littérature pour appuyer sa démonstration, capter les émotions et analyser la perception du silence à travers les siècles. C’est là, à la fois, la force et l’écueil de ce petit ouvrage trop rapidement lu. Coupé des sources historiques, l’auteur nous livre une réflexion qui manque parfois de la profondeur habituelle à ses autres ouvrages. Ce livre reste une mise en bouche qui peut laisser le lecteur sur sa faim. Mais c’est bien là la seule critique que nous ferons à ce vieux maître admirable avec ce talent littéraire qui manque à tant d’autres historiens. Cet essai a un charme désuet et nous pousse malgré nous à l’introspection pour nous permettre de redécouvrir cette cathédrale fragile du silence, fissurée par le charivari moderne.
Le silence des poètes
C’est donc par le biais d’écrivains et de poètes que Corbin nous convie à cette célébration d’un silence polymorphe. Ainsi, Chateaubriand, l’un des plus illustres, évoque longuement cette question quand il est saisi par l’émotion face au silence des ruines des civilisations disparues. Leur contemplation lui offre une passerelle vers la profondeur vertigineuse de l’Histoire : « Les ruines de Sparte se taisaient autour de moi. » Plus tard, lors de voyages, il loue le silence de la nature puis celui du désert. Comme tant d’autres romantiques à la fibre orientaliste, l’aride solitude inspire son âme créatrice mais aussi sa ferveur chrétienne. En ce sens, après son voyage en Judée, il écrit : « Le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel. »
La poésie, avec Whitman ou Baudelaire et tant d’autres, sait mettre des mots sur le bonheur de la solitude, retrouvée par exemple pour Baudelaire dans l’intimité de la chambre : « Enfin ! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. » Le silence peut donc prendre des formes bien dissemblables. Proust, écrivain à la sensibilité exacerbée, obsédé par la quête du silence — il alla jusqu’à payer les ouvriers de son immeuble pour qu’ils cessent leurs travaux au dessus de son appartement — sait lui aussi en percevoir et décrire les différentes textures. Lui, qui sait capter mieux que personne le non visible et l’imperceptible, écrit à son propos : « L’air y était saturé de la fine fleur du silence si nourricier, si succulent, que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise. »
Le silence fut, de tout temps, associé au religieux et au sacré comme le démontre également un essai récent du cardinal Sarah, La force du silence. Contre la dictature du bruit. Depuis l’Antiquité, la tradition monastique entretient avec constance cette recherche du silence comme une manière d’approcher Dieu au plus près. Ainsi, pendant longtemps, on pense que « le silence est la condition nécessaire de toute relation avec Dieu. » Au XVIIe, Bossuet lui accorde une importance fondamentale et s’appuie sur un passage de L’Apocalypse. Quand un ange rompt le septième sceau, c’est un grand silence qui se fait dans le Ciel. Durant ce silence, Bossuet s’interroge alors : « Les anges rendaient leurs hommages et leurs adorations à la suprême majesté de Dieu. Que signifie ce silence mystérieux que firent les anges dans le ciel ? » Cette question religieuse amène Alain Corbin à s’intéresser aux Écritures saintes et au cas particulier de Joseph, dont il constate l’étonnant et profond mutisme dans l’ensemble des Évangiles.
Le bruit du peuple
Mais le silence a, lors des derniers siècles, pris un rôle social de plus en plus important. Comme il l’a analysé dans Le miasme et la jonquille à propos de l’odeur, Alain Corbin constate que l’intolérance aux bruits s’accentue au XVIIIe puis surtout au XIXe siècle. L’aristocratie de cour puis la bourgeoisie cherchent à limiter la parole et à la maîtriser, associant le bruit, comme les mauvaises odeurs, à la plèbe. L’auteur l’a expliqué d’ailleurs dans un récent entretien à L’Express : « À la fin du XVIIIe, ces bonnes manières vont surtout différencier les Parisiens des provinciaux et les élites des classes populaires. On retrouve ici les mêmes effets de distinction qu’avec l’odorat et le silence des organes (…). Aux yeux des élites, le peuple crie, hurle dans les enceintes, parle fort, et ne maîtrise pas le mezza voce. Ce qui, soit dit en passant, pose des problèmes au confessionnal, certaines ouailles déclamant haut et fort leurs fautes. »
Ainsi, les villes d’antan étaient infiniment plus bruyantes qu’aujourd’hui, traversées par de multiples crieurs de rue, chevaux de transport martelant les pavés, et avec cela les hommes contraints à la promiscuité dans des habitations aux isolations et insonorisations quasi inexistantes. Certains immeubles d’habitations étaient même parfois occupés par des forges !
Par conséquent, l’homme moderne vit un véritable paradoxe. Alors que son seuil de tolérance s’est abaissé vis-à-vis des bruits indésirables, il vit une époque où il ne connaît plus l’apaisement du silence et du recueillement en raison d’une vie toujours plus « connectée », au sein de laquelle l’isolement est toujours plus rare et lui semble même parfois effrayant. Or, l’absence matérielle de bruit ne crée pas le silence… Et force est de constater que nous vivons une époque où le murmure incessant du monde limite toujours davantage l’introspection, le recueillement et l’écoute de l’âme. Il est donc urgent et vital comme l’écrit Alain Corbin de « réapprendre à faire silence, c’est-à-dire à être soi ».