Après le brillant Porteur d’histoire encore joué avec succès au théâtre des Béliers, Alexis Michalik récidive avec Edmond, pièce qui met en scène les prodigieux moments de la création de Cyrano de Bergerac.
Incontestablement, la cote d’Alexis Michalik grimpe à chacune de ses nouvelles pièces, toutes sont des bijoux de créativité et d’humour. Dans la dernière, les effets comiques s’y succèdent avec la fulgurance d’un cadet de Gascogne. Cette pièce offre une reconstitution toujours virevoltante, et parfois émouvante, du Paris de la fin du XIXe. S’y entrecroisent Coquelin, Sarah Bernhardt ou bien encore Feydeau et Tchekhov… En retraçant la genèse du chef d’œuvre d’Edmond Rostand, pièce indétrônable du répertoire dramatique français, Michalik frappe fort. Edmond détonne en cet automne au regard des nombreuses reprises, souvent décevantes, telle cette adaptation du roman de Simenon Le chat, jouée et mise en scène avec une grande platitude au théâtre de l’Atelier. Sans aucun doute, Alexis Michalik est appelé à être récompensé à la prochaine cérémonie des Molières. Mais éloignons nous un peu de la scénarisation romancée et talentueuse de cette pièce pour redécouvrir la réalité historique de la fameuse nuit du 27 décembre 1897 qui consacra Edmond Rostand, idole du Tout-Paris, et le fit entrer dans notre panthéon des lettres.
Le triomphe d’Edmond
La pièce Edmond se termine sur le triomphe mémorable de Cyrano de Bergerac au théâtre de la porte Saint-Martin. Dos au public de 2016, les acteurs saluent le public de 1897. Par cet astucieux jeu de mise en scène, le spectateur revit un des plus grands triomphes de l’histoire dramatique française. Alors que les salles de théâtre sont devenues le lieu favori d’un public grisonnant et bourgeois, on se figure mal aujourd’hui l’extraordinaire succès populaire de cette représentation, le 27 décembre 1897. Quand, après un premier acte accueilli un peu froidement, l’enthousiasme commence à gagner, au deuxième acte, le public s’échauffe et applaudit frénétiquement aux nombreuses saillies versifiées du héros. Bien avant la fin de la pièce, les acteurs peinent à se faire entendre au milieu du vacarme des spectateurs au bord de l’hystérie. Dès le dernier entracte, tandis que Rostand, encore fébrile, triture avec inquiétude ses fines moustaches à l’arrière de la scène, il est appelé dans sa loge par le ministre des Finances, Georges Cochery, en personne. Très ému, celui-ci lui déclare après avoir décroché spontanément sa propre décoration pour la lui remettre : « Monsieur, au nom du président de la République, dont je suis ici le représentant, je vous fais Chevalier de la Légion d’Honneur. » Quand Cyrano prononce « Mon panache », dernière réplique de la pièce, les applaudissements fusent pendant près de deux heures dans d’incessants rappels. Le public refuse d’ailleurs de quitter la salle… Rostand écrira qu’il vécut là « le triomphe le plus frénétique qui ait jamais été ».
Lorsque les spectateurs désertent enfin le théâtre, la nuit brille sur le boulevard Saint-Martin. Les témoins de cette première, enivrés, se répètent les répliques de cette pièce hors norme dans laquelle le héros, au fameux nez, clame en près de trois heures plus de 1600 alexandrins. Record absolu au théâtre, quand Ruy Blas ou Hamlet n’en contiennent chacun qu’environ 1250. Il fallait bien la prouesse d’un acteur atypique comme Coquelin – magistralement interprété par Pierre Forest dans la pièce de Michalik – pour soutenir une telle exigence d’interprétation. Mais dès le départ du projet, l’acteur, convaincu du génie de Rostand, a été porté par ce texte dont il a perçu dès les premières lectures l’effluve du chef d’œuvre : « Je n’ai jamais rien vu de pareil. C’est le plus merveilleux ensemble de qualités de théâtres qu’il soit possible de rêver. »
Au petit matin du lendemain, dans le froid de cette fin d’année, les vendeurs de journaux annoncent à la criée, déjà, le succès de la veille. Une grande partie de la presse reconnaît l’immense talent d’Edmond Rostand et le caractère exceptionnel de sa pièce. Ainsi, Henri Bauër écrit dans L’Écho de Paris : « Hier, sur la scène de la Porte Saint-Martin, devant le public transporté d’enthousiasme, un grand poète héroï-comique a pris sa place dans la littérature contemporaine, et cette place n’est pas seulement l’une des premières, parmi les princes du verbe lyrique, sentimentale et fantaisiste, c’est la première. » Dans Le Journal des débats, Émile Farguet s’exclame : « Le grand poète qui s’est décidément déclaré hier, de qui l’on peut espérer absolument tout. » La pièce affichera complet durant des mois. Les vers de Rostand seront bientôt connus de tous, appris et récités passionnément. Les plus enthousiastes considèrent son auteur déjà comme l’héritier de Victor Hugo ou bien le comparent à Alfred de Musset, Théophile Gautier et Théodore de Banville. Dès la première année, le théâtre de la porte Saint-Martin atteint un chiffre d’affaires extraordinaire et jusqu’à la mort de Rostand en 1918, ce sont près de 1400 représentations qui seront données rien qu’à Paris. Cyrano est la pièce de tous les records !
Dernière lueur romantique
Au-delà du succès, il s’agit d’un plébiscite qui sacre Rostand ! Ce drame épique, éloigné du théâtre naturaliste ou symboliste et des comédies bourgeoises dont le public était lassé, constitue une œuvre complète, certes inattendue dans la production théâtrale de cette fin de siècle. L’étonnante originalité de la pièce fera dire à un des amis du dramaturge après la première lecture : « Ce pauvre Edmond est fou ! Une comédie de cape et d’épée, en ce moment !… Mais ne lui dites pas…, ne le découragez pas… » Pourtant, la pièce est loin d’être avant-gardiste. Elle conclut une forme de théâtre plus qu’elle n’annonce une nouvelle ère dramaturgique. Cet hymne à l’amour et à la chevalerie qui alterne les scènes comiques puis tragiques, avant de se terminer en apothéose dramatique et élégiaque, est en fait la lueur éclatante, mais mourante, du théâtre romantique. Seul le succès d’Hernani peut être comparable à l’ampleur de ce triomphe. Près de 70 ans séparent ces deux pièces, telles les deux bornes géniales du romantisme dramaturgique : Hernani et sa bataille pour ouvrir la période avec fougue et tragique puis Cyrano avec son panache lyrique pour la conclure avec fracas. Mais, point de bataille avec Cyrano, l’unanimité des critiques autour de la première représentation emporte tout. Ce coup de tonnerre retentit même au loin…
Cyrano est en effet exporté à l’étranger comme toutes les grandes pièces du répertoire français. De New York, en passant par Londres et Tokyo, la pièce accroît sans cesse son succès. Étonnant, le Gascon Cyrano, tellement français, devient dans beaucoup de pays un symbole patriotique et un héros adopté internationalement. Dès 1899, Broadway réadapte la pièce pour la mettre en musique. En Italie, Cirano di Bergerac est créée en 1935 pour l’opéra de Rome et, au Japon même, le héros au grand nez est joué en costume traditionnel nippon par le théâtre impérial. Voilà Rostand devenu, à 30 ans à peine, un auteur à la renommée mondiale grâce à cette pièce impérissable, à laquelle Alexis Michalik a su rendre un hommage si réussi.