Natacha Polony est journaliste. Depuis 2012, elle tient la revue de presse de la matinale d’Europe 1 et présente, depuis 2015, l’émission de débat Polonium sur Paris Première. Agrégée de lettres modernes, elle a un temps enseigné en lycée et à l’université. Amoureuse notamment de poésie, elle regrette que le journalisme ait rompu progressivement avec la littérature.
PHILITT : Quel fut votre premier choc littéraire ?
Natacha Polony : Je ne pourrais dire lequel est absolument essentiel puisque je me souviens avoir commencé à être marquée par l’idée de l’écriture en lisant Le Petit Prince quand j’avais huit ans. Puis, je me souviens des Contes du lundi d’Alphonse Daudet. J’avais déjà l’idée d’écrire Je me suis mise à lire des livres en regardant d’abord la dernière page pour voir comment cela était fait. Je voulais comprendre le cheminement de l’écrivain, comprendre pourquoi l’histoire était construite dans ce sens, pourquoi la langue se développait de telle ou telle manière. J’ai redécouvert Flaubert bien après l’avoir lu la première fois vers 14 ans. J’ai saisi le sens de son écriture à travers son ironie, cette manière de se moquer de la vulgarité de la bourgeoise dans ce qu’elle avait d’installée, ce début de société de consommation…
Vous avez un DEA et vous êtes agrégée de lettres modernes, vous avez enseigné un temps la littérature. Pourquoi avoir arrêté l’enseignement pour le journalisme ?
J’ai fait une maîtrise sur le temps et l’intemporel dans la poésie d’Yves Bonnefoy, puis un DEA sur la métaphore de l’exil et de l’errance dans la poésie après 1945 centré sur Yves Bonnefoy, Edmond Jabès et Jean Laude. Ce dernier est totalement inconnu et on ne trouvait ses œuvres qu’à la bibliothèque nationale (rire). En poésie, j’ai commencé par Mallarmé qui m’a menée à Bonnefoy et à la question du basculement qui vit la littérature, et en particulier la poésie, à partir du moment où s’impose l’évidence de la mort de Dieu. Que faire quand Dieu ne garantit plus le langage et sa capacité à nommer l’être ? C’est tout le drame de la poésie du XXe siècle.
J’étais passionnée de littérature et en particulier de poésie et je trouvais évident de ne faire que ça de toute ma vie dans une exaltation totale. Mais j’ai rapidement compris que si je restais à l’université, j’allais écrire ma thèse puis passer le reste de ma vie à la réécrire sous forme d’articles. À cette époque, j’assistais à tous les colloques possibles et j’ai appris à me méfier des coteries. Une personne sortait du lot, un professeur extraordinaire, Abdelwahab Meddeb. Sauf qu’il était totalement méprisé par l’ensemble du corps enseignant car il n’avait pas les diplômes qu’il fallait et qu’il n’était pas du sérail. Dans les colloques, quand Meddeb parlait, les autres discutaient entre eux alors qu’il était très haut-dessus. Ça ne m’a pas donné envie de continuer dans cette voie d’autant que j’étais toujours passionnée par les mots mais également préoccupée par la question de l’utilité et du sens.
Vous n’avez pas envisagé de devenir critique littéraire ?
La littérature était pour moi essentielle mais je n’avais pas forcément envie d’écrire sur la littérature. Là aussi, j’ai vu ce qu’étaient les critiques littéraires dans les journaux. C’est un renvoi d’ascenseur permanent. En général, s’orientent vers le métier de critique littéraire des gens qui aiment l’écriture et qui ont souvent envie d’écrire eux-mêmes et cela les rend dépendants des autres critiques, des autres journaux, des maisons d’édition. Il y a toute une économie derrière. C’est profondément problématique. Pour ma part, je ne supporterais pas d’écrire un roman qui soit médiocre – c’est-à-dire oublié deux mois après – et de voir tous mes petits camarades journalistes en dire du bien seulement parce que ce sont mes petits camarades journalistes. Ce serait intolérable. Et pourtant, c’est la règle.
Ne pensez-vous pas qu’il existe aujourd’hui une confusion, entretenue notamment par les journalistes mais pas seulement, entre ce qui relève de la littérature et ce qui n’en relève pas ?
Le problème est là. Je pense que plus personne ne sait exactement ce qu’est la littérature. J’ai participé à un jury pour le prix de la Closerie des Lilas. Quand il a fallu que je prenne la parole pour justifier mes choix, j’ai expliqué avoir choisi en fonction de ce qui, pour moi, était de la littérature et de ce qui n’en était pas, sachant que sept livres sur dix n’étaient absolument pas de la littérature et n’avaient rigoureusement aucun intérêt. Cela relevait du scénario et les auteurs espéraient être adaptés au cinéma et vendre les droits. On m’avait regardé bizarrement en me disant que mon argument était inacceptable.
À mes yeux, pour savoir si l’on est face à une œuvre littéraire, il faut se poser la question du style. Ce n’est pas un hasard si Flaubert fait partie de mon panthéon. Quand il dit « Yvetot vaut Constantinople », il veut dire que la question n’est pas celle du sujet traité mais du traitement. Est-ce qu’on est capable d’avoir pensé une phrase pour qu’elle dise exactement ce qu’on a voulu dire, dans sa totalité et dans toutes ses possibilités ?
Oui mais il y a aussi des ogres de la littératures comme Dostoïevski ou Balzac qui avaient une approche moins réflexive sur leur style…
Effectivement. Certains ont besoin de le retravailler et d’autres le font de manière plus instinctive. Pour autant, on ne peut pas dire de Balzac que son style lui échappe. Ce n’est pas parce qu’il ne le formule pas que tout ça est un hasard. Je suis plus sensible aux écrivains stylistes. Ceux qui me touchent parmi nos contemporains sont Pierre Michon, Julien Gracq ou Albert Cossery.
« Nul n’est tenu d’écrire un livre », a dit Bergson. Qui aujourd’hui pour suivre ce précieux conseil ? Lorsqu’on est journaliste, homme politique ou personnalité publique, il faut écrire un livre. Cette banalisation de l’acte d’écrire n’est-elle pas dangereuse ? On publie chaque année en France plus de 60 000 livres alors que, selon Thomas de Quincey, un lecteur d’élite ne peut lire que 20 000 livres en une vie.
Ici, la question est de savoir ce qu’on appelle un livre. J’ai des crises d’angoisse quand j’évolue dans les allées du salon du livre. Autant d’arbres sacrifiés pour rien ! C’est ma fibre écologiste qui parle. Aujourd’hui, le pôle principal de publication est le développement personnel… Je ne suis pas sûre qu’on puisse appeler ça des livres. Il faut resserrer le prisme de ce qu’on appelle « livre ». De même, je refuse qu’on me présente comme « écrivain » dans les médias. Je ne suis pas écrivain. Je suis essayiste, modestement. Être écrivain, c’est s’engager corps et âme.
Nous sommes dans une époque où David Foenkinos est publié en collection Blanche chez Gallimard. Plus rien ne signifie rien (rire). C’est désespérant. La société du spectacle absorbe absolument tout, y compris la littérature qui est obligée de se réfugier dans les franges, très loin de ce qui peut apparaître à la télévision ou ailleurs.
Pourtant, Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot, n’est pas si loin.
Avant, les téléspectateurs français étaient capables de passer une heure à écouter Albert Cohen ou Vladimir Nabokov. On est à des années-lumière de cela. Ce n’est pas si vieux, mais le monde a basculé. De plus, dans les années 80, il y avait beaucoup moins de chaînes donc le public était plus ou moins captif. On pouvait faire de la qualité, les gens n’allaient pas zapper pour regarder Hanouna. Paradoxalement, la concurrence en télévision a fait baisser drastiquement le niveau.
Vous dites aimer particulièrement les écrivains antimodernes. Lesquels ? Qu’est-ce qui vous intéresse chez eux ?
Giono a écrit des articles dans les années 60 sur la critique du progrès qui sont hilarants. Il entretient une méfiance vis-à-vis de tout ce qui relève de la technique et de la mécanisation de l’humain. Tout ce qui va nous couper peu à peu des sensations. Je suis touchée par les écrivains qui tentent par le langage de transcrire les sensations. Je suis bouleversée par certains textes de Colette. Il y a une richesse et une intelligence dans la description du réel, de la nature et de ce qu’elle nous procure. À mes yeux, ce qui nous rend humain, c’est la sensorialité. C’est par les sensations que nous construisons notre intelligence et que nous pensons le monde.
En disant cela, il y a tout un pan métaphysique que vous ne prenez pas en compte.
Oui je suis athée. Même si la façon dont je construis cet athéisme pourrait se rapprocher d’une forme de panthéisme. Le mot « Dieu » me dérange car je le trouve beaucoup trop chargé. De même, je ne crois pas à l’immortalité de l’âme. Je crois que nous sommes matière mais que nous participons à un cycle dont nous ne comprenons pas le sens.
Dans la littérature du XIXe siècle, notamment chez Balzac (Illusions perdues) ou chez Bloy (Le Désespéré), on trouve de manière récurrente une critique acerbe du journalisme, souvent dénoncé comme le lieu de l’arrivisme et de la médiocrité. Qu’en pensez-vous ? Cette critique est-elle toujours valable ?
Oui bien sûr. Mais il y aurait quelque chose de très prétentieux à simplement dire cela. Je pense que l’arrivisme et la médiocrité sont les choses du monde les mieux partagées. On peut en trouver dans tous les domaines mais sous des formes diverses. Il y a une médiocrité propre au journalisme qui, comme au XIXe siècle, relève de raisons économiques. L’économie de la presse a tendance à sélectionner des gens qui n’ont pas le recul suffisant.
Les journalistes n’ont plus aucun lien avec la littérature, même les critiques littéraires. Ce sont désormais les journalistes politiques qui sont invités aux dîners et qui fréquentent la haute société. Il y a des jeunes qui entrent en journalisme par l’écriture. Ce n’est pas la majorité depuis qu’on a inventé cette plaie que sont les écoles de journalisme. Les journalistes ne maîtrisent plus le langage. Ils acceptent des mots qui leur sont dictés par les autres.
La tradition du journalisme en France est intimement liée à la littérature. De grands écrivains étaient aussi des journalistes (Mauriac, Camus, Péguy, Bernanos…). Qu’en est-il aujourd’hui ? La dégradation du journalisme est-elle causée par sa désunion d’avec la littérature ? Et inversement, le journalisme peut-il retrouver ses lettres de noblesse en renouant avec la littérature ?
Il y a deux traditions françaises spécifiques dans le journalisme : le lien avec la littérature et le lien avec la politique. Nous ne sommes pas dans cette tradition anglo-saxonne qui considère que le journalisme est un métier à part qui ne devrait s’intéresser qu’aux faits. En France, nous avons cette propension à croire dans le pouvoir des mots qui fait que nous aimons un article bien écrit, qui va nous emporter. Et nous aimons un article qui prend parti, qui défend un point de vue. C’est la tradition du journalisme d’opinion. Je crois que les deux vont ensemble. Nous sommes dans une époque profondément utilitariste qui refuse de comprendre ce que la littérature peut apporter. Aujourd’hui, seul compte le culte de l’information immédiate et de la rapidité. C’est le contraire de la littérature.