Fruit d’une lente réflexion mûrie sur plus de vingt ans, le dernier film de Martin Scorsese vient éprouver le mystère de la foi chrétienne à travers la figure du prêtre apostat dans le contexte des missions jésuites au Japon. Avec force et conviction, le réalisateur se demande si l’apostasie peut être une voie secrète pour le salut et la rédemption.
Après avoir endossé le rôle du bon apôtre de la non violence dans Tu ne tueras point, Andrew Garfield se trouve cette fois plongé dans le Japon du XVIIe siècle en jouant un jeune prêtre, le Père Rodriguès, qui renonce au martyre au point d’abjurer définitivement sa foi. L’acteur incarne à tour de rôle, par-delà le grand écran, la fuite obsédante d’une époque face à sa propre violence. Si le film de Martin Scorsese s’éloigne sur bien des aspects de celui de Mel Gibson, une ligne de crête semble pourtant traverser les deux œuvres. L’un comme l’autre se disputent le prix d’un héroïsme iconoclaste, la sortie de la violence. Dans cette compétition d’anti-guerriers, Scorsese va bien plus loin que Mel Gilson. Là où ce dernier explorait une sortie de la guerre chez son militaire au cœur de prêtre, Scorsese sonde quant à lui le cœur jésuite de son prêtre-soldat. Silence engage alors inévitablement une controverse avec Mission d’autant plus insidieuse qu’elle se veut pédagogique. Le film suit la même chronologie : une mission, une crise, un échec. Cet échec nous est montré d’une manière si différente par Scorsese que l’on serait tenté d’y voir la réécriture de Mission en une lente démission. Le film de Roland Joffé travaillait sur l’imitation de Jésus-Christ ; celui de Scorsese s’exercera à l’imitation de Judas Iscariote. Qu’il suffise de comparer les bandes originales respectives pour deviner combien la devise des jésuites, Ad majorem Dei gloriam (« Pour une plus grande gloire de Dieu »), va très vite se heurter au silence de Dieu. Digne de son esthétique minimaliste qui rappelle parfois le cinéma de Kurosawa, l’esprit du film cherche à mimer une transverbération intime où la musique s’avère soucieuse de respecter un cadre cristallin.
L’imitation de Judas Iscariote
En confondant abusivement le reniement de Saint Pierre avec la trahison de Judas pour le bien de son intrigue, Scorsese explore un crime spirituel, celui de l’apostasie. À mesure qu’il fuit le sacrifice de soi parce qu’il se croit responsable de la vie de ses coreligionnaires, le jeune prêtre est vite éprouvé dans sa foi de missionnaire, tantôt fasciné par ce mystérieux Père Ferreira que l’on donne pour apostat mais qu’il a l’air de rechercher comme un autre lui-même, tantôt englouti petit à petit dans les marécages d’un Japon qui défend ses rites et sa religion en éliminant scrupuleusement les « kirishitan » (« chrétiens ») avec leurs messes célébrées en un sacrifice non sanglant. Selon la foi chrétienne, il revient au martyr de « témoigner » de son amour pour le Christ au point de mourir pour lui. Aux yeux de Scorsese, ce martyre est implicite. Tout son film est tourné dans cette seule direction, tout semble nous conduire à voir dans le silence du Père Rodriguès un martyre plus que jamais glorieux.
Ce que redoute la caméra de Martin Scorsese est la perspective que la foi soit une grâce pleinement reçue, infaillible dans l’épreuve. Ce qui l’intéresse, à l’évidence, ce sont plutôt les âmes en crise parce qu’elles lui paraissent plus authentiques. Il ne peut s’empêcher d’aller dans ce sens en nous montrant tous les martyres, en premier lieu celui de Mokichi, à l’ombre de l’impuissance de Rodriguès. Dans Silence, on ne peut être martyr que malgré soi, martyr ignorant, un peu fou, un peu possédé. En somme, selon Scorsese, le martyre ne va pas de soi au point qu’il revient à l’apostasie de le manifester. Tantôt guide, tantôt traître, Kichijiro revient sans cesse quémander son absolution mais il y a tout lieu de croire qu’il s’agit d’un acte d’attrition, à l’image d’un enfant sauvage qui a peur de décevoir son maître ; s’il nous rappelle combien « un lâche n’est pas toujours un salaud » (Tarkovski, Le temps scellé), il est à ses dépens le double mimétique de Rodriguès, lui renvoyant sa propre chute.
Prisonnier d’une psychologisation de la foi, Silence convertit, intérieurement et sous la peau, le sacrifice de soi pour l’autre (martyre) en suicide pour l’autre. C’est le règne de l’en deçà, le refuge dans le grand Tout de la conscience (littéralement « la gnose avec soi »). La fuite devant la mort se conjugue ici à un enfouissement. À cette fin, le stratagème diabolique de l’inquisiteur, Inoue Masashige, donne à voir les nouveaux frères en Christ comme une servile imitation de leur prêtre-mentor. Il revient donc au Père Rodriguès d’arrêter tous ces massacres non seulement en reniant sa foi mais, plus intimement encore, en gagnant son paradis dans le château de l’araignée. Un marécage offert en pèlerinage intérieur.
Cette mystique docète rejoint les tourments de Sara, la femme de Tobie, possédée par Asmodée : elle avance masquée en détruisant tout sur son passage. L’union intime avec le Christ « plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même » que célèbre Saint Augustin se situe à des années-lumière de ce miroir des âmes anéanties. La foi chrétienne répond à une assomption qui suppose le dépouillement du vieil homme, ce n’est pas un suicide qui entend se sacraliser par la mort de l’âme.
Vivre sa foi de manière authentique, c’est ici la renier. Comme avec les romantiques, il sont obsédés par le drame personnel… pour contourner le martyre. Le déni de soi devient plus dévorant que le don de soi. L’apostasie, avec son absence de Dieu, remplace l’eucharistie et sa Présence réelle, à l’exemple du Père Ferreira, éteint, tout frais rasé, purifié en Sawano Chuan, avec femme et enfants. C’est un cœur des ténèbres digne du colonel Kurtz qui répond aux derniers sursauts de Rodriguès. Cette mort de soi, non à soi, rejoint le geste de la théologie négative qui sied bien à la mystique orientale en pensant la divinité par soustractions successives. Auteur de La Supercherie dévoilée, il défend dans cette réfutation de la foi catholique un bric-à-brac de toutes les spiritualités qui annonce déjà la manie des religions à la carte.
Fort de cet apostolat d’apostat, Martin Scorsese tourne en Martin Luther pour aller dans le sens d’un « cujus regio, ejus religio » (« À chaque région sa religion ») si caractéristique de la théologie politique protestante. Chacun sa religion et les brebis seront bien gardées.
À soleil ouvert
Ce christianisme silencieux et étranger à lui-même confond son aspiration à l’universel qui entend donner la foi chrétienne à tous en cultivant un « patriotisme de compassion » selon les mots de Simone Weil, avec l’attrait pour le cosmopolite, lequel répond, de ses aéroports unis de tous pays, à un « nomade’s land » où la fin des frontières serait célébrée comme la suite logique des valeurs chrétiennes.
Dans L’Étranger de Camus, on se souvient que le narrateur est l’innocent anonyme parce que la société lui empêche d’être libre dans sa solitude et de vivre sa nature paradoxale ; Camus se garde bien de nous écrire que le soleil est un alibi littéraire pour avoir abattu l’Arabe. Le signaler, ce serait être du côté des juges, ce serait refaire le procès de Camus. Le soleil aveuglant de l’étranger, nécessaire pour légitimer son meurtre et en faire une victime contre la société, c’est le soleil levant de Scorsese qui ne se couche jamais. Sous cet angle, le réalisateur soigne son décorum plutonien en s’arrêtant sur les marécages, avec ses brumes, ses eaux dormantes et sa terre sauvage où aucune pousse ne semble prendre, pour nous donner à penser le martyre comme silence de Dieu.
C’est dire si le film de Martin Scorsese, en dépit d’un drame saisissant, révèle son parti pris en faveur d’un salut appelé à s’individualiser dans une intériorité sans cesse glorifiée par la caméra qui sort le sacrement de sa propre liturgie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Scorsese était tenté d’adapter le roman de Endō Shūsaku en 3D. C’eût été une noyade de trop. Drame d’un humanisme qui se veut catholique, cette purification par le désespoir privilégie une métaphysique de la chute sans jamais constituer une métaphysique de la création avec ses fruits. C’était oublier qu’en son désespoir, cette énergie ne venait pas de lui mais tout droit de l’espérance.
Impossible alors de saisir la dernière tentation de Martin Scorsese sans revenir sur ce catholicisme errant qui joue du paradoxe pour mieux embrasser l’ultra-modernité. Dans le cas de Scorsese, il s’agit d’une sensibilité intello, étiquetée « européenne » aux États-Unis, qui fait d’autant plus l’Italien devant la piété américaine qu’elle la juge trop pincée, puis d’un catholicisme à couleur new-yorkaise une fois promu dans la vieille Europe avec une tendre et nostalgique condescendance, tout cela en vue de défendre un christianisme épuré, c’est-à-dire, en définitive, très puritain.
Ce n’est pas tant dans son esthétique intimiste qu’au travers de scènes ultra-violentes que Scorsese révèle sa difficulté à fixer l’œil du martyr : un regard de paisible certitude où la mort, comme sa vie, ne lui appartient pas. Non un saut dans l’Inconnu mais un embrasement avec le très connu.
La foi réduite à une pure intériorité d’autant plus fragile qu’elle se veut sans intermédiaire manque ce que le martyr lui-même manifeste précisément dans la donation totale : cette certitude qui fonde la foi chrétienne, la victoire contre le monde en tant que miracle de la charité, éclat de grâce, à l’image de Saint Maximilien Kolbe qui donne toute sa vie en échange d’une autre, en compagnie de ceux qui vont mourir avec lui pour ce qu’ils sont. Si Scorsese échoue sublimement dans son hommage au martyre, le cinéma n’en finit pas de lui opposer un silence infini.