Pièce de théâtre où culmine l’œuvre grandiose de Corneille, Polyeucte célèbre le sacrifice de soi, la transcendance et la piété. Remise en scène au théâtre de la Ville depuis l’année dernière, elle donne une occasion de comparer le fanatisme des derniers attentats terroristes à l’acte Polyeucte.
« Une première carrière, la grande, la plus grande de toutes les carrières dramatiques, la plus grande de toutes les carrières poétiques mêmes venait de s’achever, de se couronner avec Polyeucte. » Charles Péguy ne tarit pas d’éloges lorsqu’il est question de Polyeucte de Corneille. La pièce serait en fait le moment où culminent Le Cid, Horace et Cinna dans une grandiose tragédie mystique. Nul n’est capable de donner la date précise à laquelle la pièce fut représentée pour la première fois. Toutefois, pour Jacques Tomsin, dans une préface chez Larousse, la première représentation publique se situerait fin 1642 ou au début de 1643. La France traverse alors une époque troublée par les complots des grands seigneurs contre Richelieu ont lieu et la longue guerre de Trente Ans. Toutefois, la littérature est foisonnante et la tragédie est le genre privilégié de l’époque. De nombreuses pièces de théâtre sont données ; l’Hôtel de Rambouillet, où se côtoie l’élite littéraire du pays, est dans toute sa gloire.
Le récit se présente ainsi : le seigneur Polyeucte est le gendre du gouverneur d’Arménie, Félix, et la mission de ce dernier est d’exécuter les édits de l’empereur contre les chrétiens. Or, voilà que l’ami de Polyeucte, Néarque, le convertit à la religion chrétienne. Les deux coreligionnaires s’en vont ensuite, au cours d’un sacrifice public, détruire ensemble les idoles romaines en les brisant contre terre. Blasphème impardonnable que paie rapidement de sa tête Néarque. Polyeucte, quant à lui, est emprisonné. Pauline, son épouse, tente par tous les moyens de faire revenir son mari au culte impérial. Mais c’est sans réussite : Polyeucte perd la vie par l’ordre de son beau-père. La pièce se termine, contre toutes attentes, par la conversion au christianisme de Pauline et… de son père. Le favori de l’empereur, Sévère, promet enfin aux deux convertis la protection des croyants.
Polyeucte a-t-il vraiment existé ? La question n’a pas été tranchée. Toujours est-il que nous savons que Corneille a lu la « légende » de Polyeucte dans un recueil où il est question de la vie d’un martyr arménien vivant à Mélitène en l’an 250. Alors que l’Empire romain emprunte le chemin de l’anarchie militaire, la religion chrétienne se répand malgré les grandes persécutions des croyants au IIIe siècle. Le christianisme devient dangereux et défie Rome.
Délaissement de soi au profit de Dieu
Corneille organise sa tragédie autour du personnage de Polyeucte et de la valeur héroïque qu’incarne ce dernier. De quelle valeur s’agit-il au juste ? La tragédie de Polyeucte est avant tout celle d’un homme qui travaille douloureusement à réaliser en lui un dépouillement total au profit de Dieu. C’est l’être qui offre à son Dieu sa vie et tout son bonheur terrestre. Le soufi parlerait volontiers de fana (anéantissement) et de baqa (subsistance). Il est alors question de l’élévation de l’esprit dans la contemplation des choses divines, qui détache une personne des objets sensibles jusqu’à ce que s’anéantissent ses attributs humains au profit des attributs divins.
Le seigneur arménien de Corneille est dans une lutte tendue et extrême contre une tentation permanente et constamment renouvelée. Polyeucte est ainsi amené à affronter les larmes et les
supplications de Pauline (scène II). En effet, sa bien-aimée tente, en vain, de faire appel au sentiment des devoirs que l’honneur et l’amour devraient imposer à son époux. Pour enjamber les obstacles de l’époque où la tragédie a essentiellement une vocation laïque, Corneille ruse. C’est par la porte de l’amour courtois que le public pénètre dans le drame sacré. Ainsi, le grave sujet de la religion, la peur de toutes les époques, est abordé par le thème plus modeste de l’amour humain.
Avec Polyeucte, Corneille est conscient de défier les tabous de son temps. La pièce a pour thème le conflit des sentiments naturels et humains avec les sublimes exigences de l’ordre suprarationnel. Or, à cette époque et à l’aube des luttes entre partisans des jésuites et des jansénistes, le public français n’est pas forcément à l’aise avec ce mélange entre théâtre et religion. À ce propos, Voltaire ne manque pas de souligner qu’« une sainteté militante si dangereusement contiguë avec la révolte inquiéta l’hôtel de Rambouillet et Godeau ». La raison ? Polyeucte fait preuve, essentiellement, d’un « zèle téméraire interdit par l’Église ». Les chrétiens se souviennent encore des guerres de religion et ils tiennent à la paix civile.
Corneille aurait pu se complaire à répondre aux attentes de son époque avec un héros catholique conformiste. Non : il choisit la difficulté et met en scène un jeune héros aspirant à la sainteté et qui brave le pouvoir. Il qui conteste violemment l’ordre politique et remet en question toute sa société en brisant ses idoles. Polyeucte interroge l’entière et inconditionnelle soumission à la raison d’État alors que Corneille écrit à une époque où la vertu principale est justement cette dernière… Pis encore, cette tragédie rétablit l’héroïsme individuel au moment où les théoriciens de l’absolutisme chantent en cœur que l’individu ne compte pas.
Deux radicalités, une seule libération
Notre monde moderne est de moins en moins sensible lorsqu’il s’agit de se confronter de manière profonde et sérieuse aux sujets touchant le sacré et le religieux. La pauvreté culturelle (et cultuelle) vis-à-vis du fait religieux ôte toute capacité de compréhension et les différents papiers que nous retrouvons dans les blogs littéraires à propos de la pièce qui a été mise en scène en 2016 par Brigitte Jaques-Wajeman ne manquent pas de le rappeler. Derrières les mots-valises (comme « fou de Dieu ») que certains commentateurs ont utilisés, se cache une méconnaissance de la littérature mystique et en générale de toute culture spirituelle. Or ici, nous n’avons, semble-t-il, ni saisi le sens profond de la pièce de Corneille, ni le sens ou plutôt l’absence de sens qui touche le phénomène des djihadistes contemporains. Polyeucte s’oublie physiquement pour se livrer à un rayon divin. Ce langage est peut-être incompréhensible pour le matérialisme désenchanté de l’époque moderne.
Pourtant, c’est le sens du martyr : le sacrifice de soi. Et c’est tout le contraire du fanatisme, cet extrémisme ingrat dont se nourrissent les auteurs de la tuerie du Bataclan. Le fanatique va sacrifier la vie des autres pour sa vérité, ce que Polyeucte ne fait jamais. Le martyre sait que sa vérité n’est pas celle des autres, c’est tout le contraire du fanatique. Les radicalités religieuses ne se valent pas. La radicalité spirituelle, celle qui renvoie à un voyage intérieur radical et au délaissement des plaisirs du bas-monde élève et poli l’âme humaine. La radicalité du fanatique ne fait que détruire. D’ailleurs, on peut légitimement contester le caractère radical de la démarche terroriste puisqu’elle ne va pas aux racines d’une question. Elle est une violence, ou plutôt une contre-violence dans le sens où le terrorisme est parfois la dernière arme dans les mains du faible. Elle est extrémisme dans le sens où elle ne fait que renvoyer souvent une violence de manière aveugle.
Les savants du monde arabo-musulman interpellent souvent Daesh sous le vocable de Khawaraj (en arabe, les sortants). Apparus au VIIe siècle, au moment où la grande discorde (fitna) entre Ali et Muawiya faisait rage, les Khawaraj se sont « illustrés » par leurs pratiques extrémistes dont l’excommunication des musulmans (pratique interdite en islam). La désignation par l’adjectif de sortant est symbolique puisqu’« ils sortent de la religion comme la flèche sort du gibier », selon un hadith. Telle est la fuite en avant du fanatique, il traverse la religion aussi rapidement que la flèche transperce sa cible. Au contraire, le mystique suit un cheminement, radical, lent, demandant des sacrifices et une lutte intérieure acharnée, qui doit mener à une libération des illusions terrestres. La spiritualité implique également pour le cheminant l’aptitude à user de courage et d’abnégation lorsqu’il est question de lutter contre l’oppression. Ainsi, loin du matérialisme religieux, porteur en son sein de barbarie, la religion vécue honnêtement et la foi sincère peuvent au contraire être les moteurs les plus puissants d’une attitude de vie. Une manière d’être au monde dirons-nous. Loin de notre époque, la pièce de Corneille honore la passion religieuse et le sacrifice de soi. Contrairement aux fanatiques modernes, Polyeucte n’a pas sacrifié la vie d’autrui puis la sienne. C’est pourquoi cette tragédie est l’antithèse des délires de nos contemporains.