On a qualifié la modernité de bien des manières : confuse, fragmentée, atomisée, liquide, dissolue, indifférenciée ou encore présentiste. Mais un de ses traits les plus caractéristiques est d’entretenir avec l’homme et le monde une vision proche de celle de Marcion, un des plus célèbres hérésiarques de l’Occident.
Marcion de Sinope est un riche armateur, passionné et très instruit, qui vécut au IIe siècle. Alors que la communauté de Rome polémique sur certains points de théologie, Marcion défend la thèse selon laquelle Ancien et Nouveau Testament sont parfaitement inconciliables. Le Christ et le judaïsme n’ont rien à voir. Jésus n’est pas le messie attendu par les Juifs et il n’est pas né de la Vierge Marie. On ne peut assimiler le Dieu créateur de l’Ancien Testament, justicier et irascible, inconstant, contradictoire et incompétent, et de surcroît despotique, au Dieu annoncé par l’Évangile, Dieu suprême d’amour et de bonté.
Le marcionisme est un dualisme radical, qui oppose deux principes divins inconciliables : le Démiurge et le Dieu miséricordieux. Ce dualisme, Marcion l’applique aux Écritures sur lesquelles il entend appuyer sa théologie « paulinienne ». Il détermine ainsi son propre canon, rejetant toute la Bible hébraïque et ne retenant qu’une version mutilée de l’Évangile de saint Luc et quelques épîtres de saint Paul expurgés de leurs éléments judaïsants. Le salut passe donc par un rejet de l’héritage juif, du texte comme de la Loi. Excommunié vers 144, Marcion rejette l’Église et son autorité et fonde une contre-Église, bien organisée et hiérarchisée, qui comptera de nombreux disciples.
Comme le marcionisme, le monde moderne se veut radicalement différent des époques précédentes. L’accumulation des connaissances inaugure une ère nouvelle, avec la promesse pour l’homme de devenir « maître et possesseur de la nature ». Il pose une rupture avec le passé et son lot de bizarreries médiévales, de superstitions moyenâgeuses, et même son monarchisme despotique. La nouveauté est critère du bien, comme l’atteste l’indépassable modèle de la sacro-sainte démocratie occidentale. Et tout l’héritage de l’avant est jeté aux oubliettes. Au mieux, le moderne entretien avec le passé un rapport de conservation ou de muséification. Certes, l’idéologie du progrès est quelque peu battue en brèche aujourd’hui pour n’avoir pas vraiment honoré ses promesses, mais elle a ancré en l’homme moderne cette conviction, appuyée par le darwinisme, que la marche en avant va de pair avec l’amélioration de notre situation. Le passé est obscur et révolu, le présent est détestable tant le chemin est abrupt, mais l’avenir sera forcément radieux et paradisiaque.
Le moderne, comme Marcion, rejette également les institutions et, en particulier, l’Église et son orthodoxie. Après tout, cette institution bimillénaire n’est-elle pas simplement humaine et donc, inévitablement, faillible ? Quant à sa théologie obscurantiste et sa morale réactionnaire, le moderne, religieusement attaché à la morale solipsiste et à l’horizon indépassable des droits de l’homme, ne veut même pas en entendre parler.
La nature humaine est mauvaise
Marcion va plus loin. Selon lui, la monde et la matière, œuvres de la création, sont intrinsèquement mauvais. La chair ne peut être assimilée à l’esprit. Le Dieu suprême de l’Évangile, extérieur au monde, est étranger à la création et à ses Lois. Ce Dieu rédempteur, en envoyant le Christ son Fils, délivre l’homme du monde et de son Créateur. Le rigorisme de Marcion le pousse ainsi à rejeter le mariage et la fécondité. Le marcionisme est donc aussi un misocosmisme radical : la matière est source du mal. Ce qui explique le docétisme de Marcion : le Christ n’a pu s’incarner qu’en apparence pour accomplir sa mission (dokein, « apparence). Le Verbe ne s’est pas véritablement fait chair. C’est par refus de la création que Marcion refuse l’incarnation.
Le moderne aussi déteste le monde. Au nom du progrès, toute nouveauté, et notamment toute innovation technologique, conduisait à l’amélioration de la condition humaine. On allait avec enthousiasme vers le toujours mieux. Mais l’hybris, la démesure techno-scientifique a entraîné le risque d’extinction de l’espèce humaine et la détérioration de l’écosystème. L’homme aspirait à dominer la nature, il a été vaincu par ses propres conquêtes. Son optimisme a tourné au vinaigre. Il pensait que la technique était neutre et dépendait de sa toute-puissance, il en est maintenant rendu à vouloir neutraliser la nature humaine. Car la nature est mauvaise ; on peut du moins sérieusement douter de sa bonté. Il suffit de considérer la douleur, la souffrance, la misère, les épidémies ou les catastrophes naturelles ; et chez l’humain, la violence, l’injustice, le crime, la haine, la barbarie, la guerre ou le mensonge. Le monde des idées doit donc être tout-puissant sur le monde physique.
Les marcionites et les modernes ont notamment en commun d’être obsédés par la sexualité ; les premiers voulaient s’en affranchir, les seconds rêvent d’un corps enfin libéré de ses contraintes biologiques. Les uns et les autres ont une véritable phobie de la fécondité. Mais le moderne est têtu. Même si le monde est mauvais, pas question de refuser de croire aux lendemains qui chantent. Même s’il doit s’abîmer dans un joyeux désespoir, le moderne cherche coûte que coûte à s’autonomiser et à s’auto-déterminer.
D’où les interrogations éthiques sur les deux derniers rejetons de l’ère moderne : l’écologie radicale et le transhumanisme. « La dévastation d’un être doué de raison laisse le champ libre, pour les uns, au biocentrisme d’une écologie privée d’humanité, et, pour les autres, au cybercentrisme d’une science douée de surhumanité » (Jean-François Mattéi). D’un côté, l’extinction volontaire de l’homme, ou au moins la diminution drastique de son empreinte écologique par une politique malthusienne ; de l’autre, la fabrication de l’homme augmenté, voire, pour les amateurs de cybernétique, la dématérialisation de l’âme. Dans un cas comme dans l’autre, la chair est superflue, et l’homme sera enfin débarrassé de l’encombrante nature humaine.
La modernité : un marcionisme actualisé
Bien entendu, l’identité entre marcionisme et modernité n’est pas parfaite. Il serait plus exact de dire de la modernité qu’elle est un néo–marcionisme. Un marcionisme actualisé. Elle est toute imprégnée d’une « gnose en pièces détachées » (Roland Hureaux). Elle est hantée par le « spectre de la gnose » (Jean-François Mattéi). Ce qui est certain, c’est que le rejet du monde présent par les marcionites et les modernes témoigne de leur pessimisme fondamental.
Ce pessimisme est déterminant pour l’athéisme ou l’agnosticisme des modernes, comme il a été déterminant pour le dualisme des marcionites. Comment, en effet, croire que ce monde qui regorge autant de mal, surtout depuis les tragédies politiques du XXe siècle, soit l’œuvre d’un Dieu bon ? Les marcionites et les modernes sont des romantiques frustrés.
On n’est guère surpris que des philosophes chrétiens comme Rémi Brague, Olivier Rey, Fabrice Hadjadj, Roland Hureaux, et même sur un plan plus politique, Eric Voegelin et Jean-Louis Harouel, aient pointé du doigt ce rapport entre gnosticisme et modernité. Mais comment s’arracher au désespoir qui est lié à ces deux visions de l’homme et du monde ? Peut-être, écrit Rémi Brague, devons-nous recourir à « Celui qui a déclaré au sixième jour de la Création que tout y était « très bon » ».