Le dénouement dans les œuvres de Fiodor Dostoïevski fait partie des traits les plus riches et les plus travaillés du romancier. Ainsi, la rédemption du héros dostoïevskien passe nécessairement par l’intervention salvatrice du personnage féminin. Cette figure rédemptrice chez l’auteur russe n’est pas sans lien avec la relation qu’il a eue avec les femmes de sa vie.
Le thème de la femme rédemptrice est récurrent dans les romans de Dostoïevski. Le récit dostoïevskien commence toujours par quelque bref cataclysme, quelque violente tempête qui, en disloquant le cours normal de l’existence, provoque un moment de vérité. Chacun des quatre grands romans de Dostoïevski est centré sur un meurtre ou y trouve son apogée. Un mouvement va faire osciller le roman du meurtre au châtiment. Le lien antique entre le meurtre et la forme tragique est ainsi perpétué. Le roman dostoïevskien se veut fidèle à la poésie tragique.
Dostoïevski doit toutefois rompre avec les conventions de la tragédie pour sauver son personnage principal. L’acte de désordre qu’amène le meurtre va être suivi par un état de réconciliation et d’équilibre. Les conventions peuvent périr dès lors que les vérités sur l’âme humaine doivent jaillir à travers le roman et ses personnages. Ainsi, Crime et Châtiment et les Frères Karamazov empruntent les formes antitragiques du mélodrame. Ce sont quatre actes de tragédie apparents suivis d’un acte de rédemption. C’est à ce moment que le personnage féminin entreprend la rédemption du criminel. Le romancier joint le mélodrame à la tragédie. Le roman a priori tragique s’achève alors sur la remontée caractéristique du dénouement heureux du mélodrame et se clôt par la grâce du personnage principal. Un écho religieux accompagne souvent cette rédemption du damné.
C’est le cas lors de la scène de rédemption de Raskolnikov dans la quatrième partie de Crime et Châtiment. Le meurtrier va découvrir le Nouveau Testament grâce à la jeune prostituée Sonia. Celle-ci lui lit l’histoire de la résurrection de Lazare, figure rédemptrice de la littérature chrétienne — scène absurde selon Nabokov puisque voilà que la jeune prostituée et l’assassin semblent être devant le Livre éternel sur un pied d’égalité. Or il n’est pas question de mettre les deux « pécheurs » sur le même plan. C’est plutôt un acte généreux et empreint de spiritualité que Sonia vient apporter pour offrir la régénération à Rodia. Le personnage de Sonia illumine ainsi le roman. Cette dernière s’est sacrifiée pour sa famille en se prostituant. Elle se sacrifie pour les autres en permanence et rend le bien pour le mal. Toute sa vie n’est que sacrifice et amour désintéressé pour l’ensemble des êtres humains.
Tu trouveras le port, le refuge, la fin des agitations, de bons blines, de savoureux pâtés de poisson, le samovar du soir, la bassinoire pour la nuit ; tu seras comme un mort, et cependant tu vivras : double avantage !
Après avoir avoué son crime, Raskolnikov est incarcéré en Sibérie. Là-bas, seul, il tombe malade. Sonia revient à ses côtés pour le soutenir. Touché, il se jette à ses pieds, et Sonia comprend l’amour qu’il ressent pour elle. Commence alors la rédemption du pécheur. Cette relation exprime à la fois l’amour de Dieu pour l’humanité déchue à travers la présence du Nouveau Testament et le pouvoir de rédemption de l’amour portée dans le roman dostoïevskien par les femmes. Une scène semblable se déroule dans l’épilogue des Frères Karamazov où Grouchenka vient soutenir Dimitri Karamazov alors qu’il est injustement incarcéré pour un crime qu’il n’a pas commis. Celui-ci entrevoit alors sa propre régénération grâce à la présence de celle qui est venue le sauver.
L’homme humilié et offensé
Cette construction du récit chez Dostoïevski trouve naturellement ses racines dans la vie même de l’auteur. Avant de rencontrer celle qui lui offrira sa paix intérieure, le romancier russe a eu une vie sentimentale malheureuse. Il s’est marié en Sibérie une première fois avec une certaine Marie Dmitrievna. L’union est une déception. Les deux époux ont été incapables de bâtir ensemble un havre de paix conjugal. Le personnage de Natasha emprunterait des traits à la première femme de l’écrivain dans Humiliés et offensés.
Le décès de son frère entraîne la fin de la revue qu’ils éditaient ensemble et Dostoïevski se trouve criblé de dettes avec la famille du défunt à sa charge. Pour faire face à ses obligations, il se met sérieusement au travail. Ses plus célèbres ouvrages sont écrits sous une pression constante. L’écrivain doit travailler vite pour respecter les délais imposés par ses créanciers. Il a à peine le temps de relire ce qu’il écrit, ou plutôt dicte, à Anna Snitkina, une jeune sténographe qu’il a dû engager. Celle-ci l’aide toutefois à finir Le Joueur. Cet épisode les rapproche et bientôt ils ne parviennent plus à se quitter. En elle, le romancier trouve enfin une femme dévouée et dotée d’un tel sens pratique qu’il parvient, grâce à elle, à respecter ses engagements et, progressivement, à surmonter ses ennuis financiers.
L’union de la miséricorde spirituelle et de l’amour féminin est également présente dans les Notes d’un souterrain. Lisa, jeune prostituée de 20 ans, apparaît une nouvelle fois comme ce personnage féminin dostoïevskien qui vient apporter le salut au personnage principal, cet homme du souterrain tourmenté et en perdition. Elle refuse la logique du maître et de l’esclave dans laquelle s’est enfermé le narrateur. Elle ne veut ni dominer ni se complaire dans sa souffrance. Injuriée par ce dernier, elle réagit d’une manière à laquelle même lui ne s’attend pas, tel le Christ qui embrasse le cardinal Grand Inquisiteur dans la fameuse scène des Frères Karamazov pendant que le vieillard le menace du bûcher et que la jeune fille prend dans ses bras le narrateur alors que celui-ci l’offense.
Toutes les figures féminines ne sont pas appelées à jouer ce rôle de rédemptrices dans les romans de Dostoïevski. L’Idiot illustre à ce titre le choix de Dostoïevski d’inverser les rôles et de refuser le mélodrame au profit de la tragédie. Dans ce roman publié en 1869, c’est le prince Mychkine, figure christique, qui tente de sauver l’héroïne du roman Nastasia Philippovna. L’orgueilleuse, bafouée, mystérieuse, mais incorruptiblement pure Nastasia va pourtant refuser la main que lui tend cet homme à l’âme noble et sincère. Son geste se veut salvateur. Hélas, le prince délaisse le deuxième figure féminine du roman, la jeune et belle Aglaé, qui a besoin pourtant de lui pour ne pas laisser périr l’innocente et malheureuse Nastasia. Cette fois-ci, la remontée salvatrice du mélodrame est mise à l’échec par le personnage féminin damné. L’esprit trop bon des personnages les éloigne les uns des autres au lieu de les rapprocher. Fondamentalement sincère et innocent, le héros du roman échoue à sauver, par idiotie et naïveté, Nastasia, qu’il perd, et Aglaé, qu’il devait prendre pour épouse. La tragédie a lieu : la fin du roman se termine dans la désolation et la tristesse.
Don de soi pour Dieu
Ce terrible personnage féminin n’est pas sans rappeler certaines femmes que Dostoïevski a rencontrées au cours de sa vie. En 1862-1863, celui qu’on considère comme le nouveau Gogol noue une relation avec la femme écrivain Appolinaria Suslova. Plus jeune que lui de vingt ans, elle n’a cessé de faire souffrir Dostoïevski en le malmenant de bout en bout. Elle a d’ailleurs fini par exercer une influence assez néfaste sur le romancier. C’est au cours d’un des voyages entrepris ensembles en Europe occidentale qu’il commence à manifester sa faiblesse pour le jeu. Cette addiction a été pendant le reste de sa vie un fléau pour sa famille et pour lui un obstacle à toute aisance matérielle et tout salut intérieur. Il ne serait pas exagéré de considérer que l’impétueuse et fière Appolinaria Suslova ait infligé la plus grande douleur morale de la vie de Dostoïevski.
Toujours est-il que l’acte de miséricorde, dans Crime et Châtiment par exemple, et le don de soi pour Dieu, viennent annihiler l’injustice subie et les blessures profondes. Valeurs transcendantes et féminité se rejoignent pour relever l’homme de sa déchéance. La sainteté de la femme dostoïevskienne est toute évangélique et marquée par la loi du pardon et de la rédemption qui est annoncée dans la littérature chrétienne par le Christ dans le Sermon sur la montagne. La femme rédemptrice sauve l’homme déchu dans un monde sans âme, concentrationnaire, trop technique, trop rationnel dont l’époque moderne a accouché.
En 1867, Dostoïevski épouse Anna Snitkina. Ce mariage est dans l’ensemble une union heureuse. Grâce à elle, le ménage acquiert une certaine aisance. La famille retourne en Russie après avoir passé quelques années à l’étranger. Dès lors, et jusqu’à la fin de ses jours, Fiodor Dostoïevski connaît une paix relative. Anna Snitkina réussit à contenir le caractère complexe et tourmenté du Shakespeare russe et à accepter son style de vie particulier. Elle lui reste fidèle et ne se remarie pas après sa mort bien qu’elle n’eût que 35 ans à son décès. Elle est la femme qui a accepté le génie littéraire tel qu’il est sans jamais vouloir le changer.