Dix ans après Promets-moi, Emir Kusturica revient à la fiction avec The Milky Road : son cinéma n’a rien perdu de son énergie, ni de son humour et de sa beauté.
The Milky Road met en scène, comme La vie est un miracle, une romance au cœur des guerres de Yougoslavie. Un laitier nommé Kosta, joué par Kusturica lui-même, tombe amoureux d’une réfugiée italo-serbe, Nevesta (Monica Bellucci). Ils sont tous les deux promis à d’autres, et les forces spéciales de l’OTAN s’en mêlent, chargées de retrouver Nevesta pour le compte d’un général anglais lui aussi amoureux d’elle. Courses-poursuites et affrontements vont être une nouvelle occasion pour le cinéaste de faire la preuve de son tempérament rebelle et créateur intact. Ou quand le dégoût de la violence et de l’horreur (politique comme militaire) est en permanence sublimé par une inventivité artistique folle.
Questions de style
Bien entendu, la presse française a très largement attaqué le film. Faut-il s’en étonner ? Avant même d’en passer à une lecture idéologique, on peut commencer par examiner son écriture.
Kusturica, c’est bien connu, est un cinéaste qui rappelle le bon mot de Sainte-Beuve à propos de Flaubert : « Il a du style, il en a même un peu trop. » Fidèle au vœu de Jean-Luc Godard qui, dans les années 1960, n’entendait jamais tourner avec moins d’une idée par plan, Kusturica essouffle son spectateur avec une mise en scène échevelée, d’un brio et d’une fantaisie toujours inégalés, où les trouvailles abondent : deux paysans préparent une omelette sous les bombes, un serpent amateur de lait grandit à chacune de ses apparitions pour mieux sauver les héros, on recoud une oreille en chantant une rengaine italienne, les horloges mordent les mains des femmes amoureuses, un écran de surveillance révèle le visage en larmes de Monica Bellucci, elle-même spectatrice d’une projection de Quand passent les cigognes… Cela n’en finit plus.
Pour nourrir ce sentiment de trop-plein, cette esthétique baroque de la cornu copia qui rappelle les grandes heures du cinéma de Welles, de Fellini ou d’Ophuls, Kusturica manie notamment avec une grande virtuosité le montage dans le plan et la profondeur de champ, obligeant en permanence son public à prêter attention à toutes les strates de ses plans, pour y repérer ici un photographe embusqué, là un chien attrapant les branches d’un arbre. On comprend que certains critiques français, plus habitués à célébrer les trouvailles étiques de François Ozon et de Christophe Honoré, se soient vite sentis gavés.
Entre Homère et Chaplin
Mais la grande force du film tient surtout à sa mise en scène de la guerre civile dans une toute petite vallée : œuvre entièrement rurale et montagnarde, The Milky Road congédie les représentations télévisuelles du conflit yougoslave pour en donner une image qui nous ramène aux temps archaïques d’Hésiode et d’Homère. Grâce à la présence des animaux, acteurs toujours importants du cirque de Kusturica (cochons, oies qui se baignent dans le sang, âne, oiseaux de proie, serpent, abeilles, moutons), le cinéaste atteint une étonnante imbrication de la vie et de la mort, du grotesque et de l’horreur. Comme chez Malaparte, les conflits humains ont pour premiers spectateurs ces animaux placides, souvent bons, dans les yeux desquels on pourrait presque lire de la compassion.
De leur éternité qui est aussi celle des sommets montagneux, ils regardent tomber les hommes, et lorsqu’ils meurent à leur tour, on se sent pris à la gorge, presque plus bouleversé par le spectacle de la mort d’un âne que par la découverte de cadavres calcinés. À la fin du film, même, un épisode de cette aventure, dont la progression à sauts et à gambades tient tantôt du conte, tantôt du roman picaresque, tantôt de l’épopée, semble directement tiré de L’Odyssée : les héros se cachent sous des moutons avant de crever l’œil de leur poursuivant, tel Ulysse et ses hommes rusant avec Polyphème.
Mais, à ce temps du mythe, Kusturica combine son immense amour du cinéma, et notamment du burlesque mêlé de tendresse de Charlie Chaplin. Plans en accéléré, poursuites, luttes de l’homme contre les éléments (une bourrasque biblique qui rappelle Le Dictateur), rapport en permanence ludique et enfantin au monde (Kosta qui parcourt les cols des montagnes sous la mitraille en se « protégeant » des bombes avec un parapluie), tout est là pour rappeler le grand cinéma comique américain des années 1910-1920. Même les terribles soldats des forces spéciales deviennent des pieds-nickelés grotesques qui font plus la guerre au vent, aux abeilles et aux moutons qu’aux pauvres humains qu’ils pourchassent…
Cela permet à Kusturica d’atteindre par endroits une merveilleuse poésie, comme lorsqu’il manifeste le tiraillement de son héros entre les deux femmes qui l’aiment : alors que celles-ci sont alitées dans la tente qui sert d’hôpital de fortune au village, sous une pluie battante qui en a percé la toile, Kosta se tient entre les deux, les bras en croix, une casserole dans chaque main, pour les protéger l’une et l’autre des gouttes d’eau qui leur tombent sur le visage.
Un spectaculaire non hollywoodien
La voilà, à la vérité, la grande réussite de The Milky Road : parvenir à une représentation extrêmement spectaculaire de la guerre, mais qui ne doit rien à l’écriture hollywoodienne contemporaine (car ce serait, encore, donner la victoire à l’Amérique que de s’y plier, et Kusturica le sait bien).
Dans Simulacres et Simulation, Baudrillard disait drôlement qu’avec Apocalypse Now, Coppola rejouait et gagnait la guerre du Vietnam, avec les mêmes moyens surdimensionnés, la même hubris que les militaires américains. Rien de tel ici. Certes il y a du suspense, certes on tremble pour le couple d’amoureux vieillissants en fuite. Mais les modèles ne sont pas Ridley Scott ni Steven Spielberg : ce sont, comme on l’a dit, Fellini, Chaplin ou encore Vigo et ses éternelles mariées venues de L’Atalante pour nager dans les rivières yougoslaves (on les croisait déjà dans Underground et Le Temps des gitans).
Faire honte à l’Occident
Voilà sans doute l’explication réelle de la gêne de la presse française aux ordres. Un peu comme dans La Peau, le cinéma de Kusturica est un art de vaincus qui entendent faire honte aux vainqueurs, au lieu de se soumettre en adoptant les valeurs et même le récit des vainqueurs qui racontera leur défaite. Il ne masque rien. Il montre l’horreur, les exactions, ainsi de cette photo du djihadiste qui a décapité le père du héros (car les guerres de Yougoslavie, c’était aussi ce bon vieux temps où nos démocraties trouvaient que Ben Laden et ses amis étaient encore dans le camp des gentils).
Ainsi, quand, dans Le Monde, M. Macheret se plaint de la « laideur sordide » de la grande scène du troupeau de moutons dans le champ de mines, à aucun moment ne l’effleure que s’il y a de la vulgarité dans cette scène à la fois grotesque et terrible (qui, oui, se hisse au niveau d’un Malaparte ou d’un Günter Grass), elle tient surtout à la guerre qui a rendu cette situation réelle. Mais, comme l’aurait écrit Hannah Arendt, les journalistes du Monde ont la chance de ne pas savoir que, dans notre monde, tout est possible.
Chesterton disait que, pour qu’un art populaire renaisse dans nos sociétés, il fallait d’abord que le peuple lui-même renaisse. Il n’y a plus de peuple en France, et c’est ce qui nous vaut chaque année cette avalanche de films à la fois élégants et inutiles. Il y a encore un peuple dans les Balkans. C’est pour cela que les scènes de fêtes, de chants et de danses des films de Kusturica sont toujours aussi enthousiasmantes (et qu’elles me rappellent immanquablement ce que Bazin disait des scènes de trains dans le cinéma néoréaliste italien). On y chante contre l’Amérique de Big Brother et les trafiquants d’armes. On y entend surtout le beau rire des vaincus et des humiliés. Cette fierté bravache et dépenaillée, c’est celle des peuples qui vivent encore. Les gens du monde et du Monde ne peuvent la juger autrement qu’insupportable.