Jim, second capitaine du Patna, pense avoir l’étoffe d’un héros et attend avec impatience l’occasion de se distinguer, sûr qu’il est de se comporter avec noblesse le moment venu. Dès lors, comment comprendre cette faillite du courage alors qu’il pense son navire et les pèlerins à bord condamnés ? Dans ce roman psychologique d’une rare profondeur, Joseph Conrad interroge le monolithisme de certaines figures héroïques héritées du romantisme.
Quel petit garçon ne s’est pas déjà imaginé en héros ? L’enfant qui se figure le danger pense toujours en triompher. L’innocence est une disposition de l’âme qui n’envisage aucune souillure. Peu importe l’obstacle, la jeunesse refuse de s’imaginer vaincue. Le danger imaginé a ceci de confortable qu’il est toujours défait. Toujours, face à lui, le petit garçon aura le cœur vaillant et se comportera de manière exemplaire, la lâcheté étant à ses yeux un sentiment étranger.
Jim a quelque chose du petit garçon dont les « pensées étaient toujours occupées de hauts faits ». Dans ses rêveries, « il tenait tête à des sauvages sur des rivages tropicaux, étouffait des mutineries en haute mer, et dans un frêle esquif ballotté sur l’océan, il soutenait le courage d’hommes désespérés. Et toujours il était un modèle de dévouement à son devoir, et aussi inébranlable qu’un héros de roman ».
Jim a ce défaut puéril qui consiste à fantasmer et préparer son courage. Or le véritable courage ne se prépare pas, il s’improvise toujours. En imaginant un danger face auquel on se comporterait héroïquement, l’esprit fixe un certain nombre de règles, envisage un certain nombre de scénarios, décide d’un certain nombre d’issues. Volontairement ou non, l’esprit occulte cependant un dénouement possible : l’échec. Car ce qui caractérise fondamentalement un événement, c’est son imprévisibilité. De même, ce qui caractérise fondamentalement l’âme d’un homme, c’est sa faillibilité. Une faillibilité dont Jim n’a pas encore conscience. Il assure : « Quand tout le monde flancherait, alors – il en était certain – lui seul saurait comment tenir tête à la fallacieuse menace du vent et des flots. »
Même un héros peut être lâche
Un héros en puissance n’est pas un héros en acte, telle pourrait être la leçon de Lord Jim. Quand Marlow, le narrateur, décrit Jim, il lui confère, malgré ses ambiguïtés, tous les atours du héros : « Je connaissais cette mine ; il était de bonne souche ; il était l’un de nous », « typique de cette bonne race stupide que nous aimons ». Plus loin : « Il était là debout, représentant toute la lignée de sa race, des hommes et des femmes […] dont l’existence même est fondée sur une foi intègre et sur un sens inné du courage », « Il était là debout, harmonieux de membres et de visage, bien campé sur ses jambes, aussi plein de promesses qu’aucun garçon sur qui le soleil ait jamais brillé ».
Pourtant, si Jim semble être doué de ce courage spontané propre aux gens simples, « il y avait quelque alliage abominable dans son métal », une « faiblesse qu’aucun d’entre nous n’est à l’abri ». L’héroïsme fantasmé n’est rien, seul compte l’héroïsme éprouvé, confronté à l’expérience vécue, parfois dans sa plus grande banalité. Car le naufrage du Patna n’offre pas à Jim la possibilité de s’illustrer : point d’ennemis à abattre ou de personnes à sauver. Le courage réside ici dans l’acception de la mort de quelque 800 personnes et de la sienne propre. Ne pas abandonner le navire, couler avec le Patna, voilà la seule issue noble qui se présente au second. L’héroïsme ici n’a rien de spectaculaire mais relève d’un simple consentement à la fatalité – les sept canots de sauvetage ne permettant que de sauver une infime minorité des passagers.
Lorsque Jim se confie à Marlow, il affirme ne pas avoir eu peur de la mort mais plutôt avoir refusé cette mort « banale », éloignée des hauts faits que son imagination lui avait réservés. Jim avait tout envisagé sauf ce scénario-là – « il avait été pris en traître ». Or, « c’est toujours l’inattendu qui arrive », lui rappelle Marlow. Mourir sur le Patna au milieu de 800 âmes hurlant de terreur, dans la confusion et la laideur du chaos, loin du panache de ses rêves de grandeur, voilà un destin auquel Jim n’était pas préparé. « Flanchard à contrecœur », il refuse cette mort qui s’offre à lui. Rétrospectivement, cette faillite du courage lui est inconcevable, il perçoit la faiblesse qui l’a fait sauter du navire vers le canot comme extérieure à sa volonté. « Il fallait l’écouter comme on écouterait un petit garçon qui a fait une bêtise. Il ne s’était rendu compte de rien », raconte Marlow. Pourtant, si Jim n’arrive pas à faire coïncider son geste avec les qualités qu’il se prête et qui sont – c’est là toute l’ambiguïté du personnage – véritablement les siennes, il sait désormais que le monde qui était le sien s’est écroulé, qu’il a, en un instant, tué l’enfant, et donc l’innocence, qui était en lui : « C’était comme si j’avais sauté dans un puits – dans les profondeurs d’un abîme éternel. » Marqué du sceau de la faute, désormais pécheur, Jim doit dès lors tout recommencer, trouver un autre monde qui sera prêt à accueillir le petit garçon qu’il fut afin de devenir ce « Lord Jim » qu’il aurait dû être.