Homo trottinettus est à l’avant-garde de la modernité. Il ringardise la marche et prouve que l’homme peut se libérer d’un quotidien banal en aménageant des moments ludiques pour vivre pleinement la vie moderne.
Vous l’avez vu remonter le quai du RER à Châtelet – Les Halles, suscitant l’admiration de tous, avant qu’il ne pénètre dans la rame en repliant son engin d’un geste parfaitement maîtrisé. Vous l’avez vu s’imposer sur les pistes cyclables, toisant les vélos de son port altier. Vous l’avez vu sur le trottoir slalomer avec grâce parmi les passants. Vous l’avez reconnu – vous le jalousez peut-être ? – c’est homo trottinettus !
Qui n’a pas déjà croisé la route de ce nouveau roi de la jungle urbaine ? Ce cadre, sans élégance mais vif, sait optimiser son temps. Tandis que vous, individus infirmes et réactionnaires, préférez vous en tenir à cette pratique révolue qu’est la marche, lui, dans un éclair satisfait, vous dépasse et vous humilie. Lorsqu’il vous frôle, vous sentez ce déplacement d’air plein de panache, vous lisez un léger sourire sur ce visage grisé par la vitesse et par le sentiment de plénitude que confère chez l’homme moderne l’usage adéquat des nouvelles technologies. La quarantaine, vêtu d’un costume mal taillé, sacoche fonctionnelle noire en bandoulière, petites lunettes sans monture, souvent un casque de musique Bluetooth sur les oreilles pour un confort maximal, cet homme d’apparence quelconque est sublimé par son destrier d’un âge nouveau, orné d’une LED du meilleur goût quand il est électrique. Cette machine, qui pourrait sembler barbare aux yeux des profanes, ridicule même, représente en réalité le fleuron de la civilisation. Pourquoi aller lentement quand on peut aller vite ? Pourquoi marcher quand on peut trottiner ?
Dans le monde moderne, celui qui ralentit recule
Parfaitement adapté à notre époque caractérisée par l’accélération du temps et le rétrécissement de l’espace, homo trottinettus optimise l’un et l’autre. Il ne connaît pas la frustration propre aux simples marcheurs, limités dans leurs activités quotidiennes, assignés, si l’on peut dire, à l’accomplissement des tâches basiques de la vie : se lever, aller travailler, rentrer chez soi. Cette journée morose, homo trottinettus la transcende. Avant de se rendre au travail, il a la possibilité de s’épanouir 30 minutes en faisant du cardio à la salle de fitness qui se trouve à proximité de son domicile ; le midi, il a tout le temps de flâner à la FNAC proche de son bureau pour repérer les nouveautés qui lui permettront d’améliorer son intérieur cosy ; le soir, il peut tranquillement se relaxer grâce une partie de bowling partagée avec sa joyeuse bande d’homines trottinetti. Ces quelques exemples ne sont évidemment qu’un petit éventail des possibilités innombrables qui s’offrent à cet homme étonnant. Oserais-je dire « augmenté » ? Toutes ces activités, qui participent à l’épanouissement d’un homme normalement constitué, sont inaccessibles à celui qui est dénué de trottinette, à l’homme qui préfère chasser les ombres sur les collines éternelles. Quoi de plus réactionnaire que de flâner ? Homo trottinettus aménage son temps, il sait profiter de ces interstices qu’il libère pour faire naître de nouveaux possibles. Homo trottinettus est avant tout un homme d’action. Contrairement aux hommes qui ne possèdent pas de trottinettes, il ne s’ennuie jamais.
Homo trottinettus est-il seul en mesure de mener comme il se doit la vie moderne ? Le seul en mesure d’accomplir, à proprement parler, son destin d’homme moderne ? Les sceptiques diront qu’homo trottinettus se disperse, qu’il s’épuise, qu’il cherche à combler un vide existentiel, nous dirons qu’il se démultiplie, qu’il fait sien le don d’ubiquité. En dernière instance : qu’il est seul capable de faire un usage optimal de sa liberté. Suivre le cours du moderne, c’est aller aussi vite que lui. Et, dans le monde moderne, celui qui ralentit recule. Or, homo trottinettus, être élu, ne saurait reculer car toujours il avance. Le temps n’est pas son ennemi. Tandis que le commun des mortels se plaint que « le temps passe trop vite », que « les journées sont trop courtes », homo trottinettus calque son rythme sur l’accélération moderne du temps, le surpasse même. Il anticipe, rationalise, réduit les distances afin de ralentir la marche du temps. La science était un nouveau Prométhée, la trottinette sera un nouveau Chronos. Homo trottinettus aurait-il l’envergure de ce Dieu primordial ? Nous sommes en droit de le penser.