1917 est l’année de la mort de Léon Bloy, mais aussi de celle d’Octave Mirbeau. Malgré les évidentes différences qui séparent le catholique fervent de l’anarchiste athée, ces deux parfaits contemporains convergent sur bien des points. Yves Lepesqueur, contributeur à L’Atelier du roman, cherche à comprendre en quoi Bloy, plus que Mirbeau, est réfractaire à toute récupération.
Serait-ce trop accorder au calendrier que de rapprocher Bloy et Mirbeau ? Celui-là naît en 1846, celui-ci en 1848 ; tous deux meurent en 1917. Bien qu’ils aient traversé la même époque, ne sont-ils pas de parfaits contraires ? Bloy, le catholique intransigeant qui vomit les temps modernes ; Mirbeau, l’anti-catholique qui ne se garde pas toujours d’un progressisme déclamatoire (comme il se doit, c’est quand il lui arrive de se vouloir parfaitement moderne que Mirbeau nous paraît parfaitement vieilli).
Pourtant, si Mirbeau en appelle à l’avenir c’est que lui non plus n’aime guère le présent. Face à la bassesse des riches, face à l’humiliation des pauvres, il rugit presque aussi bien que le vieux Léon. Autant que Bloy, Mirbeau est obsédé par l’injustice. « Écorché vif », « atrabilaire », selon Alain Leduc1, Mirbeau est un angoissé. Athée, il ne connaît d’autre monde que celui-ci, dont on ne s’échappe pas.
De ce désespoir, Bloy est-il gardé par sa foi ? Pierre Glaudes a mis en évidence une hésitation (et si Dieu se taisait pour toujours ?), qui corrige l’image trop simple d’un catholique en granite : « Bloy […] est confronté […] à l’ambivalence de la fin qu’il attend impatiemment : verra-t-elle l’accomplissement de la Rédemption […] ou bien la dénaturation de l’homme aura-t-elle atteint un tel degré que la Justice même de Dieu se heurtera à l’irrémédiable ? »2
Une comparaison féconde entre les deux contemporains doit partir de cette douleur de l’injustice. L’un et l’autre vitupèrent la bourgeoisie. L’un et l’autre ont une tendresse pour les humbles, qui n’exclut pas la lucidité : le mal est partout, en tous. Si Bloy y voit les effets du péché originel, l’incroyant Mirbeau n’a aucune illusion quant à la bonté native de l’homme: « Ne vous mêlez plus de guérir l’humanité : elle est incurable… et elle crèvera dans sa lèpre, c’est moi qui vous le dis. » 3
Mirbeau est plus pessimiste que Bloy, qui, au moins, attend la Rédemption !
Deux révoltés contre l’injustice
Si les deux écrivains savent voir aussi la méchanceté des pauvres, c’est l’abjection des riches qu’ils ont surtout en horreur. Lequel les maltraite le plus ? Mirbeau : « ʺLa haute sociétéʺ […] ne vit que pour la basse rigolade et l’ordure » (Journal d’une femme de chambre). Mais Bloy va plus loin : « Pourquoi dit-on les mauvais riches comme s’il pouvait y en avoir de bons ? » (Journal, 23 décembre 1900) ; « L’infériorité intellectuelle et morale est une conséquence trop banale de la richesse pour qu’il soit expédient de la remarquer. L’ignorance de la pauvreté paraît plus abrutissante que l’ignorance même de Dieu… » (Le Sang du pauvre).
Horrifiés par des scélératesses sans nom, Bloy et Mirbeau seront parmi les premiers dénonciateurs des crimes coloniaux. Mirbeau y consacrera plusieurs articles et de fortes pages du Jardin des supplices. Bloy tenait assez à son Jésus-Christ aux colonies pour l’avoir publié trois fois : « Les rapports officiels et les discours de banquet sont des masques sur des mufles d’épouvante et on peut dire avec certitude […] que la condition des autochtones incivilisés, dans tous les pays conquis, est le dernier degré de la misère humaine pouvant être vue sur terre. C’est l’image stricte de l’Enfer, autant qu’il est possible d’imaginer cet Empire du Désespoir. »
L’hostilité à la colonisation est très rare à l’époque où Bloy et Mirbeau l’expriment si vaillamment. Presque aussi original est le souci de la souffrance animale, où tous deux se retrouvent encore. « J’ai pour les animaux une tendresse de neurasthénique et de misanthrope. Leurs souffrances me font horreur » (La 628-E-8), écrit Mirbeau, dont le dernier roman, Dingo, aura un chien pour héros. Bloy prête de semblables sentiments à Clotilde et Marchenoir : « Pourquoi les animaux souffrent-ils ? J’ai souvent vu maltraiter les bêtes et je me suis demandé comment Dieu pouvait supporter cette injustice exercée sur de pauvres bêtes qui n’ont pas mérité, comme nous, leur châtiment. » (La Femme pauvre). Bloy ne peut se dispenser de tenter une réponse théologique : « Le boucher ou le charcutier immondes […] continuent […] dans les plus insondables ténèbres, l’immolation du Sauveur […]. » (Lettre à Henry de Groux, reproduite dans le Journal, 3 décembre 1894)4
Un royaliste catholique et un anarchiste athée ?
Dira-t-on que sur d’autres points leurs positions s’opposent ? Si l’on s’en tient aux questions politiques et sociales, l’examen révèle toujours que l’écart entre les deux écrivains est moindre qu’il n’y paraissait d’abord.
Mirbeau est anticlérical ? Mais c’est Bloy qui écrit : « Jamais, il n’y eut rien d’aussi odieux, d’aussi complètement exécrable que le monde catholique contemporain […] et je renonce à me demander ce qui pourrait plus sûrement appeler le feu du Ciel… » (Journal, 6 janvier 1900, repris dans Le Sang du pauvre). Quand Mirbeau met en évidence (Journal d’une femme de chambre et Le Foyer) l’exploitation des pauvres par des religieuses ou des œuvres qui se prétendent charitables, il ne saurait scandaliser un lecteur du Journal de Bloy où les religieuses ne sont pas mieux traitées, et où l’incendie du « Bazar de Charité » vaut cette oraison funèbre aux grandes dames « charitables » qui y périssent : « Enfin ! Voilà donc un commencement de justice. » (Bloy concède cependant : « Le petit nombre des victimes, il est vrai, limitait ma joie », Journal 8 mai 1897).
Mirbeau s’en prend aussi aux écoles religieuses, dont il a expérimenté les méthodes alors qu’il était l’élève des jésuites de Vannes. Bloy n’est pas plus convaincu par la pédagogie jésuite, et s’il ne lui reproche pas, comme le fait Mirbeau, de combattre les instincts naturels, il l’accuse de détruire les personnalités, ce qui n’est pas absolument éloigné : « J’affirme que la sainteté n’est pas autre chose que l’épanouissement heureux et complet de l’individualité et que l’étouffement de celle-ci est une œuvre démoniaque. Plus on est saint, plus on est singulier… » (Journal, 6 juillet 1908).
Venons-en aux positions politiques. L’engagement de Mirbeau, notamment lors de l’affaire Dreyfus, fait contraste avec le refus d’engagement de Bloy. Ce dernier, cependant, est rapidement convaincu de l’innocence de Dreyfus et s’il n’est pas dreyfusard, il ne veut rien avoir à faire avec les antidreyfusards : « Je ne suis et ne veux être ni dreyfusard, ni antidreyfusard, ni antisémite. Je suis anticochon, simplement, et à ce titre, l’ennemi, le vomisseur de tout le monde, à peu près.» (Journal, 29 août 1899). Des deux auteurs, c’est l’homme de gauche, c’est Mirbeau, qui se sera parfois fourvoyé, au temps où il dirigeait Les Grimaces, aux confins de l’antisémitisme. Bloy, qui croit en une mission rédemptrice des juifs, consacre les premiers chapitres du Salut par les juifs à une exécution des « élucubrations antijuives de M. Drumont » ; il est vrai qu’il pense aussi qu’il est légitime que les chrétiens aient « le dégoût instinctif de la Synagogue » : Bloy tient à déplaire à tous.
Et l’anarchisme ? Le fameux anarchisme de Mirbeau ? Très peu cohérent avec son profond pessimisme quant à la nature humaine, l’anarchisme de Mirbeau est avant tout affectif : il sympathise avec les révoltés. Bloy, plus intellectuel, ne veut pas ignorer l’indigence des doctrines anarchistes ; mais ce mouvement de sympathie, il le ressent, indéniablement, et l’exprime ouvertement au moment même où l’affaire Bonnot ne fait pas aux anarchistes une excellente publicité ; ainsi relate-t-il la mort du terroriste : « Glorieuse victoire de dix mille contre un. Le pays est dans l’allégresse et plusieurs salauds seront décorés. […] Les bourgeois infâmes et tremblant pour leurs tripes qui ont pris part à la chasse, en amateurs, étaient pour la plupart, j’aime à le croire, de ces honorables propriétaires qui vivent et engraissent de l’abstinence ou de la famine des pauvres […] Sans Dieu, comme Bonnot, ils ont l’hypocrisie et l’argent qui manquaient à ce malheureux. J’avoue que ma sympathie est acquise au désespéré donnant sa vie pour leur faire peur et je pense que Dieu les jugera plus durement » (Journal 29/04/1912)
Dira-t-on pour finir que Mirbeau fut plutôt républicain, au moins par ses amitiés, malgré son appel à « La Grève des électeurs », tandis que Bloy fut royaliste ? La différence s’avère peu décisive. Bloy ne crut jamais aux tentatives de restauration monarchiste : « Je suis convaincu, très profondément que les démocraties ne sont pas plus viables aujourd’hui que les monarchies et qu’au fond tout est rejeté…» (Journal 20 mars 1897). Mirbeau n’est pas étranger à ce scepticisme politique : « Les républiques auront beau succéder aux monarchies, les anarchies remplacer les républiques, tant qu’il y aura des êtres vivants, tant qu’il y aura des hommes sur la terre, la loi du meurtre dominera parmi leurs sociétés… » (La 626-E-6)
Octave Mirbeau, un vitrioleur à succès
Il semblait que les deux auteurs fussent deux contraires ; au terme de ces quelques lignes ne dirait-on pas que je veuille en faire deux frères (frères ennemis sans doute, cela n’empêche) ? N’est-ce pas aller trop loin ?
On constatera au moins qu’ils n’ont pas les mêmes lecteurs, et sans doute est-ce l’indice d’une divergence essentielle : aussi impitoyable qu’il fût envers la bourgeoisie de son temps, Mirbeau en a été chéri ; Bloy en a été maudit. L’un fut un écrivain enrichi par ses ventes. L’autre a connu la misère.
Mirbeau, le rebelle, était lu avec délectation dans les nombreux organes de presse qui payaient cher ses articles. Ses deux grands romans furent des succès, ses deux plus célèbres pièces, créées à la Comédie française, furent des triomphes. Il est vraisemblable que ce ne sont pas les femmes de chambre, ni les jardiniers, encore moins les cantonniers ni les enfants martyrs qui applaudissaient Mirbeau au théâtre. Qui donc ? Les bourgeois, ces mêmes bourgeois qu’il n’eut de cesse de vilipender. Masochisme de leur part ? Ou bien sagacité ?
À cette époque (ce qui n’est pas sans rappeler la nôtre), n’y avait-il pas deux bourgeoisies ? Une bourgeoisie provinciale (même à Paris), chrétienne de tradition, économe, prudente, très réticente aux innovations des mœurs ou de l’art. Et une bourgeoisie émancipée, novatrice, qui construit des automobiles et des avions, qui achète les peintres d’avant-garde. Or la cible la plus évidente de Mirbeau, c’est la bourgeoise à l’ancienne, celle des maîtres de Célestine dans leur village normand. Même Isidore Lechat, dans Les affaires sont les affaires, malgré son entregent et le parti qu’il tire des ingénieurs, est un affairiste à l’ancienne, qui investit dans la terre, qui marie sa fille comme un barbon de Molière, qui n’a aucune connaissance technique et qui s’enrichit par la spéculation. La nouvelle bourgeoisie, elle, se prétend efficace, utile, intelligente, sans préjugés ; elle croit aux start-up d’alors, aux nouveaux marchés où triompheront les meilleurs. Elle put applaudir Mirbeau en se convaincant de n’être pas concernée par sa critique, d’autant que l’auteur comptait parmi ses amis d’éminents représentants de ces fortunes modernes. La critique des préjugés, au « frontispice » du Jardin des supplices, est menée par des personnages qui ne sont pas des prolétaires en révolte, mais les porte-paroles d’une bourgeoisie à la mode : Mirbeau sait très bien à quels milieux ses idées plaisent. Ennemi des puissants caressé des puissants, on ne peut cependant l’accuser d’avoir tenu ce rôle avec complaisance. Dans son œuvre, les personnages de bourgeois détachés de toute tradition religieuse ou éthique sont les plus odieux de tous. Ainsi le cynique intégral, le « monsieur Xavier » du Journal d’une femme de chambre se proclame-t-il esprit fort: « Mon petit bébé, je suis anarchiste, moi… – La religion… les jésuites… les curés… Ah ! non… je les ai assez vus… J’en ai soupé… » Cela n’a pas suffi pour que Mirbeau déplaise aux bourgeois du futur, qui ont tôt compris, avec le sûr instinct des prédateurs, qu’il était inoffensif.
Constater que les imprécations de Mirbeau n’ont en rien gêné sa carrière d’homme de lettres, c’est se demander pourquoi Bloy est resté sempiternellement « l’invendable » et l’infréquentable. À cause de la brutalité de ses condamnations des riches, de l’hypocrisie, de l’exploitation coloniale ? Mirbeau n’était pas en reste mais on ne lui en a pas tenu rigueur.
Léon Bloy l’inassimilable
Le caractère ombrageux du « vieux de la montagne » fut-il pour beaucoup dans son insuccès ? L’explication est trop courte. La forme de ses livres a dû aussi dérouter. En général, le progressiste Mirbeau est bien plus classique que l’antimoderne Bloy. Cela suffirait peut-être à expliquer que, nonobstant son talent presque universellement reconnu, Bloy ait dû se contenter d’un lectorat de happy few. Mais pas qu’il n’ait eu presque aucun lectorat, pas l’hostilité de tous les relais d’opinion, cette fameuse « conspiration du silence » qui fut bien réelle.
En vérité, c’est sa radicalité qui motive l’ostracisme qui frappa Bloy. Mirbeau, contempteur du présent, ne devine pas quelles aliénations futures apportera la modernité. Comme ses contemporains, il croit aux bienfaits de la technique (du moins, il y croit par moments, puis se contredit, ce sont ces contradictions qui le rendent attachant). Bloy, lui, comprend, bien avant la guerre mondiale, que les nouvelles techniques sont foncièrement porteuses de mort et de déliquescence morale. Dès 1903, il paraît décrire notre « Paris-Dakar » : « Folie furieuse de l’automobilisme. On avait organisé une course de Paris à Madrid et c’était un délire depuis plusieurs jours. De Paris donc à l’extrémité du territoire français, la route de l’Espagne était gardée par de régiments. La vie nationale était interrompue pour l’amusement des millionnaires. […] Le résultat facile à prévoir a été l’écrasement, l’assassinat pur et simple d’une dizaine de personnes.» (Journal, 25 juin 1903).
Quant au téléphone, c’est l’ « irresponsable véhicule des sottises ou des turpitudes contemporaines » (« Le Téléphone de Calypso », une des Histoires désobligeantes). Un siècle plus tard, le Mirbeau qui faisait les yeux doux au machinisme est terriblement daté, tandis que les refus de Bloy font de ce supposé réactionnaire un précurseur : ce qu’il disait du téléphone, nous le disons d’internet et des réseaux sociaux. Dès l’émergence des techniques du XXe siècle, il a senti où elles menaient (comme Péguy a vu l’exténuation du réel à l’œuvre dans le système des médias dès un temps où son seul instrument était encore le journal).
Bloy ne pouvait que « désobliger » son siècle optimiste ; il était vraiment inassimilable.
L’est-il encore ? Qu’il ne croie ni aux bienfaits de la démocratie, ni à ceux du rationalisme, ni à ceux de la technique ne saurait désormais nous choquer.
Pourtant, il nous continue de nous troubler.
Que l’on relise la fin de La Femme pauvre : « Il n’y a qu’une tristesse […] c’est de n’être pas des saints… »
Aspiration mystique ? Que non ! Toutes les « aspirations », fussent-elles mystiques, sont fort assimilables en notre temps. Pas une « aspiration » : une exigence, qui nous juge. Et cette exigence est pour Bloy inséparable de ces deux convives : la pauvreté et la douleur. Encore jeune, il écrit cette étrange prière : « Sainte Douleur, je te bénis et je t’appelle comme une libératrice, comme une mère forte et attentive et je ne veux pas que les créatures m’éloignent et me consolent de toi ! » (25 avril 1873, in Lettres de jeunesse à Georges Landry). Cependant, à l’autre extrémité de sa vie, dans son dernier livre (posthume), il constate encore « Dans ce siècle si lâchement sensuel, s’il y a une chose qui ressemble presque à une violente passion, c’est la haine de la Douleur… » (Dans les ténèbres)
La douleur, la pauvreté… Qu’est-ce qu’on peut bien faire de cela ? Qu’est-ce qu’on peut bien faire de Bloy ?
Yves Lepesqueur
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1 Alain (Georges) Leduc, Octave Mirbeau le gentleman-cambrioleur.
2 Pierre Glaudes, Léon Bloy, la littérature et la Bible, p. 389.
3 Article du 6 avril 1887 dans Le Gaulois, cité par Noël Arnaud dans son édition du Journal d’une femme de chambre.
4 Pierre Glaudes a consacré une étude, reproduite dans l’ouvrage ci-dessus cité, à la souffrance animale dans l’œuvre de Bloy : « L’ami des bêtes ».