Léon Bloy a choqué ses contemporains par une écriture de l’excès et du renversement, mêlant sans cesse registre haut et registre bas. Il faut faire la part d’un goût de la discordance, du carnavalesque, qui relève de l’esprit fin-de-siècle. Mais nous voudrions montrer que cette stylistique, appliquée à la figure du Christ, prend un sens tout particulier et correspond à une vision théologique.
« Si vous avez besoin de mon Fils, cherchez-le dans les ordures. » Ainsi Bloy fait-il parler Dieu le Père, par l’une des audaces de plume dont il est coutumier, dans un article de son journal Le Pal. Toute l’œuvre du « pèlerin de l’absolu » est hantée par l’image d’un Christ souillé, couvert d’immondices, qui remplit de terreur et de révolte. Il n’est pas jusqu’aux figures christiques de son univers fictionnel, personnages de sauveurs ou témoins de la Vérité, reflets de la Miséricorde divine ou images du Pauvre évangélique, qui ne subissent le même processus de dégradation. Marchenoir, héros du Désespéré et protagoniste secondaire de La Femme pauvre, l’illustre douloureusement. Figure du Messie dont le monde moderne n’attend plus le retour, il se résigne à tous les outrages de ses contemporains : « J’entrerai dans le Paradis avec une couronne d’étrons », lance-t-il dans une formule célèbre.
Une telle représentation peut surprendre, venant d’un catholique fervent qui assure n’avoir en vue que la Gloire du Ressuscité. Certains lecteurs l’ont interprétée comme blasphématoire et l’indignation d’une partie des milieux catholiques a pesé dans la mise à l’index des œuvres de Bloy. Tempête dans un bénitier : ces critiques n’ont pas perçu que la dégradation de la figure christique était précisément un acte d’accusation jeté au monde et un plaidoyer pro Deo aux accents pathétiques.
Le Christ est dégradé, dans l’esprit de Léon Bloy, quand les hommes le déshonorent, sciemment ou inconsciemment. Le monde moderne, règne de la Désobéissance, n’en donne que trop d’exemples. Le troupeau que le Verbe incarné a racheté par sa croix, au lieu de l’adorer et de souffrir pour lui, comme à la grande époque du Moyen Âge, se détourne de sa Face sanglante. Bloy pense bien sûr aux anticléricaux et aux « libres penseurs », dont on sait les déchaînements à la fin du XIXe siècle, dans les années qui ont précédé la loi sur les congrégations et la séparation de l’Église et de l’État. Il vitupère notamment les « immondes brutes » qui se réunissent, le soir du Vendredi Saint, pour se goinfrer à un buffet gras et danser des polkas endiablées, « traînant le Christ au dépotoir » (Le Pal).
Mais les sacrilèges inventés par la « fripouillerie anticléricale » ne sont pas encore les plus graves. Si impudente soit l’impiété dont ils procèdent, ils n’excèdent pas la mesure d’une perversité ingénue. Le vrai mal, l’insurmontable horreur, pour Bloy comme pour Bernanos après lui, réside dans la médiocrité des chrétiens contemporains. Étrangers à tout enthousiasme, ennemis des folies par amour, ces croyants pour lesquels, selon le lieu commun raillé par Bloy, « Dieu n’en demande pas tant », sont les premiers responsables de la crise spirituelle que traverse la modernité. Ils ont rapetissé le Christ à leur échelle, de plain-pied avec leur bêtise, leur égoïsme et leur hypocrisie. Ce sont les prêtres plus soucieux de gestion que de gouvernement des âmes, les bourgeois qui sortent de la messe pour aller réclamer leur loyer aux locataires pauvres, ou encore les journalistes de la presse confessionnelle qui dédaignent l’art. Il n’est pas étonnant que la deuxième Personne de la Trinité, ainsi « rebaignée dans une si nauséabonde ignominie » (Le Désespéré), apparaisse comme une divinité souillée.
Le Christ dégradé pour les hommes
Si la propension des hommes à déshonorer Dieu n’a hélas, depuis la Chute, rien que de très naturel, le mystère tient au consentement de ce dernier. Jésus accepte d’être ainsi traité, par ses ennemis comme par ses prétendus amis, pour poursuivre à travers l’Histoire son œuvre de rédemption. Bloy adhère à la thèse, que l’on trouve également chez Pascal (« Jésus sera en agonie jusqu’à la fin monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là »), selon laquelle la Passion du Christ dure toujours sur un plan mystique, se prolonge jusqu’à la fin des temps et à l’Apocalypse. Le sacrifice divin n’est pas encore pleinement consommé, c’est la raison pour laquelle nous ne sommes sauvés « qu’en espérance », comme le rappelle saint Paul dans l’Épître aux Romains. « N’oubliez pas », écrit Bloy dans une lettre à Henri de Groux, « que le pauvre Jésus est toujours cloué à sa croix, qu’il continue, depuis dix-neuf siècles, de souffrir avec ceux qui souffrent ».
Dans le scénario eschatologique imaginé par l’auteur, il n’y a que l’Esprit-Paraclet, envoyé par le Père à la suite de son Fils, qui puisse mettre un terme à ce « supplice de tant de siècles » (Le symbolisme de l’apparition). En attendant, le Christ ne cesse pas d’endurer des tourments pour le salut des âmes, et les ordures dont on l’éclabousse font partie de ses tortures. Bloy conçoit tous ces outrages, qui devraient déchaîner la Justice céleste, comme autant d’occasions pour Jésus de compléter les douleurs salvifiques du Calvaire, devant l’aggravation de la Chute et l’énormité du péché des hommes. Ne craignant aucune hardiesse ni aucune interprétation forcée, il va jusqu’à décrypter dans un mot vulgaire, celui de Cambronne à Waterloo, l’anagramme des deux premières syllabes du mot « Rédemption » (Sueur de sang), assimilant son référent à l’un des moyens mystérieux de la Passion continuée du Sauveur.
Cette dégradation de la figure christique, dans le monde moderne, est également un moyen de maintenir la ressemblance entre le Créateur et sa créature. À l’origine, comme nous l’enseigne la Genèse, Dieu façonna l’homme « à son image », mais ce reflet ineffable s’est brouillé avec la corruption de la nature humaine. L’homme moderne, tombé encore plus bas qu’Adam après le péché originel, n’est plus qu’un Pygmalion fangeux entre les mains du diable. Par sa faute, il a perdu toute similarité avec Dieu. À cette déchéance, Dieu répond à sa manière et conformément à son Amour. Bloy esquisse l’hypothèse d’une inversion du rapport d’analogie. Puisque l’homme est devenu trop repoussant pour réfléchir les traits de son Créateur, c’est son Créateur qui va prendre sur lui sa laideur. Sous un « travestissement inimaginable » (Le Symbolisme de l’Apparition), il se configure à son tour à l’être ingrat qu’il a tiré du néant. La préservation du lien de ressemblance permet de garder ouverte la perspective d’un relèvement de l’humanité, et de maintenir vivant l’espoir qu’un certain nombre d’élus hériteront un jour du Royaume. « Pour que vous devinssiez mes égaux, je me suis fait vermine à votre image » (Le Désespéré), telle est la déclaration d’amour du Christ barbouillé.
Le miroir aux énigmes
Le Christ se laisse donc dégrader par et pour les hommes. Mais cette apparence malpropre ne serait-elle pas la seule sous laquelle nous puissions, en ce monde, le contempler ? Bloy n’en finit pas de tirer les conséquences de l’affirmation de saint Paul, dans l’Épître aux Corinthiens, selon laquelle nous ne voyons toutes choses ici-bas qu’« en énigme et à travers un miroir ». À travers un miroir, argumente-t-il, c’est-à-dire à l’envers. Or, il faut donner à cette parole un sens absolu, puisqu’elle a été inspirée par l’Esprit-Saint. « Nous voyons par conséquent, assure-t-il dans une lettre à Louis Douzon, comme saisi de vertige, exactement l’INVERSE de ce qui est. » Il s’ensuit que rien ne se trouve à sa place et que tout est symbolisé par son contraire : le sublime par le grotesque, l’eschatologie par la scatologie, la Gloire par l’ordure. Dans cette optique, toute figuration passe par une défiguration. Le Christ souillé apparaît comme l’image renversée du Christ en majesté, « resplendissant de lumière et environné de Sa multitude céleste » (Le Désespéré), et il n’y a guère que ceux qui auront su le reconnaître sous son aspect pitoyable qui recevront après leur mort la grâce de cette vision béatifique.
Ainsi, est-ce à tort que l’on rattacherait le motif du Christ dégradé, tel qu’on le trouve chez Léon Bloy, à un satanisme littéraire, qu’il soit d’inspiration gothique, romantique ou baudelairienne, en vogue au XIXe siècle. Raymond Barbeau, auteur d’une thèse sur Bloy dans les années 1950, s’y est mépris, qui a perçu le romancier-pamphlétaire comme un « prophète luciférien ». Bloy ne profane pas le Verbe incarné avec son penchant pour les comparaisons triviales et son imaginaire excrémentiel. Ce n’est pas lui qui l’arrose de boue et le revêt d’ignominie. Il ne fait que décrire, en empruntant des symboles sensibles, ce que les hommes font, dans l’absolu. Son travail d’écrivain catholique consiste, autant que possible, à transposer dans le visible « ce qui s’accomplit, substantiellement, dans l’invisible » (Le Mendiant ingrat). Et les effets pragmatiques que produit une telle représentation sont toujours préférables à l’indifférence et à la léthargie spirituelles dans lesquelles le Christ mignard des peintres sulpiciens, cet « écœurant Adonis des salons » (Belluaires et porchers), « rassurant et cosmétique » (Le Mendiant ingrat), maintient les chrétiens. La figure d’un Dieu crotté, renonçant par amour à l’éclat de sa divinité, peut du moins susciter une conversion. Elle interpelle le lecteur et l’oblige à regarder en face les conséquences surnaturelles de son péché. Reste, bien sûr, que le risque demeure d’une contamination du sacré par le prosaïque. Thérapie de choc contre la tiédeur religieuse, la prose bloyenne n’est pas complètement exempte d’effets secondaires indésirables. Bloy s’y résout, dans la conviction, vu l’état du malade, que le remède ne peut pas être pire que le mal.