Spécialiste de la Première Guerre mondiale et de l’entre-deux-guerres, Jean-Yves Le Naour est docteur en histoire et directeur de la collection L’histoire comme un roman chez Larousse. Il a écrit plusieurs ouvrages sur la Grande Guerre, dont 1917 : la paix impossible et 1918 : l’étrange victoire. Il vient de publier Djihad 1914-1918 aux éditions Perrin.
PHILITT : Pour quelles raisons l’empereur d’Allemagne Guillaume II opère-t-il un rapprochement avec l’Empire ottoman au tournant du XXe siècle ?
Jean-Yves Le Naour : L’empereur d’Allemagne élabore une stratégie à long terme : dans l’éventualité d’une guerre européenne, il songe à faire de l’empire ottoman son allié pour menacer tant les frontières caucasiennes de la Russie, alliée à la France depuis 1892, que celles de l’Égypte, contrôlée par la Grande-Bretagne. Or, la perte du canal de Suez porterait un coup terrible à la puissance britannique. Par ailleurs, le sultan ottoman étant calife de l’Islam, les Allemands imaginent qu’il sera capable d’en appeler au soulèvement de tous les musulmans du monde contre les ennemis conjoints de Berlin et de Constantinople. Les Français seraient déstabilisés en Afrique du nord, les Russes en Asie centrale et au Caucase, et surtout les Britanniques dans les Indes. C’est un plan machiavélique… mais de longue haleine. Dans l’immédiat, le rapprochement germano-ottoman permet aussi de faire de bonnes affaires : la construction du chemin de fer reliant Constantinople à Bagdad, par exemple.
Dès 1914, l’Allemagne cherche à s’appuyer sur son alliance avec les Ottomans pour lancer un djihad contre les puissances alliées chrétiennes. Comment l’Allemagne réussit-elle à téléguider le califat de Constantinople dans la voie du djihad ?
L’arme du djihad n’est pas tout à fait inventée par les Allemands et les dirigeants ottomans savent aussi qu’ils ont intérêt à la brandir. Appeler à la solidarité de tous les musulmans du monde entier dans la guerre contre les puissances française, britannique et russe, permet non seulement de renforcer l’homogénéité d’un empire en voie de dislocation mais peut-être aussi de le régénérer si la guerre sainte prospère en Égypte, en Libye, dans le Caucase et en Asie centrale. Pour « l’homme malade de l’Europe », qui depuis 1913 n’a plus de territoires sur le vieux continent, mis à part la région de Constantinople, la guerre victorieuse est sans doute la seule chance de survie. Toutefois, les appels pressants de Berlin à la proclamation du djihad font hésiter les dirigeants turcs qui, depuis la révolution de 1908, sont tous laïques, athées ou mécréants. Ils se doutent que cet appel à la guerre sainte ne marchera pas, mais ils ne peuvent refuser l’argent allemand ni se priver de cette arme religieuse.
Quelles sont les réactions des puissances alliées inquiètes afin de contrecarrer ce djihad ?
Au départ, un vent de frayeur souffle sur Paris et Londres, très inquiets des réactions de leurs sujets musulmans. Les autorités coloniales approchent les dignitaires religieux et les invitent à publier des déclarations en faveur des alliés. L’Écho d’Alger, par exemple, se couvre tous les jours de promesses de fidélité et de vœux de victoire émanant de muftis, de vieux turbans, de caïds locaux, d’imams et de différentes personnalités. Une intense propagande est également mise en place pour démontrer que les dirigeants turcs ont trahi l’islam, que le sultan est une marionnette des Allemands et que le djihad est « made in Germany », ce qui n’est pas faux.
Pourquoi cette tentative de djihad fut au final un échec ?
En premier lieu, il y a cette erreur originelle des Allemands qui s’illusionnent sur les pouvoirs du sultan, vu comme un pape de l’Islam. La religion musulmane ne reconnaissant aucun intermédiaire entre l’homme et Dieu, le pouvoir spirituel du sultan ne va en réalité pas très loin. De fait, les populations musulmanes ont bien perçu la manipulation allemande car c’est un drôle de djihad qu’on leur a proposé, qui désigne des chrétiens comme ennemis mais aussi des chrétiens comme amis. Ensuite, les défaites répétées des Ottomans, dans le Caucase face aux Russes puis dans le Sinaï face aux Britanniques, ont refroidi les ardeurs de ceux qui auraient pu être tentés. Enfin et surtout, le fait national s’est révélé plus fort que le fait religieux. Partout où il y a des troubles, ils sont en rapport avec des luttes nationales (résistance au protectorat français de tribus berbères au Maroc, soulèvement contre la colonisation italienne en Cyrénaïque et Tripolitaine…). Mais la défaite totale du rêve djihadiste de Berlin vient de La Mecque où le chérif se soulève en juin 1916… contre Constantinople ! Rejoignant le camp des Français et des Britanniques, appelant à l’unité des Arabes, il proclame le djihad contre les Turcs. Djihad contre djihad, l’arme religieuse était désamorcée. En Afrique du nord, la loyauté des sujets français se manifeste par les engagements nombreux dans les troupes qui iront combattre en France : 40 000 Marocains, 170 000 Algériens, 80 000 Tunisiens.
Vous montrez que la France cherche à se faire reconnaître comme une puissance musulmane afin de contrebalancer le prestige du califat ottoman. Comment s’y prennent les autorités républicaines ?
C’est une chose oubliée aujourd’hui, mais à l’époque, la France se présentait comme une puissance musulmane. Pour ce faire, elle organise officiellement le pèlerinage de la Mecque, interrompu à cause de la guerre de 1914 à 1916, mais de nouveau possible depuis le soulèvement du Hedjaz en faveur des Alliés. La France multiplie également les manifestations d’amitié envers les musulmans et favorise l’observation du culte : pour les troupes coloniales musulmanes, la viande est abattue rituellement, on essaie de respecter les interdits et les coutumes alimentaires, on fait venir des imams, les enterrements se font selon la règle religieuse et l’on construit la première mosquée de France à Nogent-sur-Marne, à côté de l’hôpital colonial. Le projet d’une grande mosquée à Paris est lancé et l’on discute fermement d’une réforme du statut de l’Algérie pour accorder largement la nationalité française ou favoriser l’entrée des indigènes dans les organes de décision. Sur ce dernier point, les colons, hostiles à l’assimilation que réclament les nationalistes algériens, font tout pour bloquer les projets de Paris. Ils y parviendront assez bien.
Selon vous peut-on tirer des enseignements de cette période sur le rapport entre la République et l’islam ?
Plutôt que d’enseignements ou de leçons, je voudrais faire quelques constats. D’abord, en 1914, on assiste à cette perception de la religion musulmane comme fanatique : les Allemands croient dans cette arme du djihad car ils pensent l’Islam comme essentiellement fanatique, et les Français cajolent les musulmans durant la guerre pour la même raison, pour leur montrer qu’ils sont leurs amis et pour désarmer la violence possible de cette religion. Par peur comme par gratitude, par bienveillance comme par paternalisme, on a souvent piétiné la laïcité, pour faire une place à part à l’Islam (construire une mosquée avec des fonds publics ou financer le pèlerinage de la Mecque n’est pas très respectueux de la loi de Séparation !). Aujourd’hui, ce débat sur l’aménagement de la loi de 1905 a toujours cours car la peur demeure, la porte de la « djihadisation » de l’Islam ouverte par les Allemands en 1914 ne s’est pas refermée et il y a toujours des volontaires pour instrumentaliser politiquement cette religion. Mais lui accorder un traitement de faveur, n’est-ce pas conserver cette attitude de bienveillance coloniale, de paternalisme et de crainte mélangés ? Enfin, en 14-18, les autorités n’ont eu de cesse, en flattant l’Islam, d’enfermer les Maghrébins dans la religion, une façon de les contrôler et de les séparer des autres Français, d’éviter leur assimilation, et de se servir de l’Islam comme d’un allié tactique de l’ordre colonial. Cette lecture d’assignation à résidence communautaire et religieuse n’a – malheureusement – pas disparu aujourd’hui. Les enjeux contemporains sont évidemment différents mais la façon dont les aborde demeure très souvent ancrée dans l’histoire.