Emmanuel de Waresquiel : « Fouché balance entre le Père Goriot et l’inspecteur Javert »

Emmanuel de Waresquiel est historien,  spécialiste de l’histoire des idées au XIXe siècle. Après de nombreux ouvrages sur la Restauration tels Cent jours, la tentation de l’impossible ou encore une biographie de référence sur Talleyrand édités par Fayard, il vient de publier chez Tallandier une biographie de Joseph Fouché : Fouché. Dossiers secrets. Pour PHILITT,  il revient sur la vie singulière et romanesque du duc d’Otrante,  ministre de la police de Napoléon.

PHILITT : Talleyrand et Fouché, le « vice » et le « crime », sont deux hommes auxquels vous avez consacré des biographies. Sont-ils deux hommes complémentaires à vos yeux ?

Talleyrand par Pierre-Paul Prud'hon
Talleyrand par Pierre-Paul Prud’hon

Emmanuel de Waresquiel : Ils ont de nombreux points communs : l’ambition, le goût du secret, la recomposition de soi, le sens de la manœuvre et de la survie par temps d’orage. On peut aussi ajouter le goût du renseignement et l’intuition personnelle sur les autres, aspects de personnalité qui les rapprochent. Il y a également un côté visionnaire et cette extraordinaire capacité à deviner les mouvements qui animent leur époque. Malgré tout cela, ils restent deux personnages profondément différents. Différents par leurs origines sociales déjà : l’un naît en bas de l’échelle sociale quand le second est issu d’une famille de cour. Se retrouve chez eux aussi une grande différence dans l’exercice du pouvoir : Fouché prend des risques et des initiatives avec ce caractère breton qu’il garde bien ancré. À l’exemple de ses initiatives de paix avec les Anglais réalisées dans le dos de Napoléon. Talleyrand quant à lui est l’homme qui peut empêcher, comme il le fera à Varsovie en 1807 pour éviter le rapprochement entre l’Autriche et la Russie. J’aime beaucoup ce mot de Talleyrand, qui lui correspond parfaitement : « Je fais en sorte que la machine de L’État verse le plus doucement possible. » Ajoutons à cela qu’ils n’ont pas le même rapport à l’argent. Fouché thésaurise et gagne de l’argent pour ne pas le dépenser. Talleyrand, lui, fait fortune et mène un train de vie luxueux avec une grande générosité, même s’il reste âpre en affaire et n’oublie jamais les dettes contractées. Ainsi, sous la Restauration, il ne manque pas de rappeler à Benjamin Constant des dettes de jeux de plus de 30 ans datant de la Révolution…

Quand sous la Révolution, la violence d’État s’exerçait publiquement, vous expliquez que sous le règne de Napoléon elle se fait cette fois dans le secret : « Personne ne sait vraiment qui a été arrêté, emprisonné, exécuté. » Est-ce anachronique de faire de Fouché un précurseur des régimes totalitaires et policiers du XXe siècle ?

Oui c’est un anachronisme. On ne peut pas parler de totalitarisme sous le Premier Empire. On peut évoquer un régime autoritaire, l’arbitraire de l’État, ou l’exercice intempestif de ce qu’on pourrait appeler la raison d’État. Mais cette violence du pouvoir ne s’exerce pas au nom d’une idéologie, qu’elle soit nationaliste ou raciste. Fouché n’est pas un précurseur des pratiques communistes comme Stefan Zweig a voulu le démontrer dans la biographie qu’il lui a consacrée. Il faut resituer les époques les unes par rapport aux autres. Ce qui ne l’a pas empêché en effet d’exercer la violence d’État de manière systématique  lorsque la situation l’imposait selon lui, comme sous la Terreur puis plus ponctuellement sous le Consulat et l’Empire.

Ministre zélé de la politique sécuritaire de l’empereur, peut-on dire que Fouché en a été également son premier opposant ?

C’est un autre point qui rapproche Fouché de Talleyrand. Rapidement après la prise de pouvoir de Bonaparte, les deux ministres sont devenus des partisans d’un retour à la stabilité et à la paix. Toute l’action de Fouché, après la Révolution, est de reconstruire un ordre nouveau sur les ruines de l’ancien afin d’œuvrer à une forme de réconciliation nationale. Tous deux prônent la paix et celle-ci, qui ne durera pas, va les conduire à une forme d’opposition feutrée dans laquelle la question de la succession prend une grande importance. C’est ce qui  explique d’une certaine manière le rapprochement discret entre eux après le départ en Espagne de Napoléon en 1808, alors que l’empereur avait jusqu’alors tout fait pour les diviser. Ce rapprochement explique en partie le retour précipité de Napoléon à Paris et la destitution d’abord de Talleyrand en 1809 puis de Fouché en 1810. Le duc d’Otrante s’oppose à la fuite en avant militaire dans laquelle Napoléon s’est laissé embarquer et qui amène un déséquilibre européen. Il partage un même défaut, ou une même qualité, avec Napoléon, celui du « génie du soupçon », comme l’écrira Barras. Les deux hommes se soupçonnent constamment l’un l’autre. Ainsi, Lucien Bonaparte prête cette phrase à Napoléon à propos de son ministre : « Que voulez-vous faire d’un homme qui un jour fouille dans mon lit et l’autre dans mon portefeuille. »

Que reste-t-il de l’ancien oratorien chez Joseph Fouché ?

Le Paris de Fouché
Le Paris de Fouché

De nombreuses choses. Les années de l’Oratoire l’ont beaucoup marqué. L’Oratoire est cette congrégation enseignante catholique qui prône la centralité dans son organisation, l’égalité dans les traitements alloués aux professeurs et dans les rapports entre les élèves. Tous vivent une certaine égalité les uns par rapport aux autres. Cette centralité et cette égalité oratorienne auquel s’ajoute le fait que cet ordre religieux délivre un enseignement moderne,  même concernant les idées des Lumières. Et Fouché est évidemment fils des Lumières. À cela, il faut ajouter qu’il était tout d’abord devenu professeur de mathématiques à l’Oratoire après en avoir été l’élève. Cet esprit mathématique, il l’appliquera dans sa façon de gérer son ministère comme ce fichage systématique dont il prôna le développement. Il restera fidèle aussi à l’Oratoire par son attachement à ceux qu’il y a connus, à commencer par son double, et meilleur ami, Maurice Gaillard, lui aussi ancien oratorien. Beaucoup de ses professeurs et de ses condisciples de là-bas vont servir au sein du ministère de la police, tels son secrétaire particulier ou son bibliothécaire, ou bien encore certains de ses agents. Il faut dire qu’il n’y a pas de plus fine mouche qu’un prêtre ! Ces réseaux oratoriens qui basculent dans la Révolution sont bien symptomatiques de cette idée de renversement de sacralité. Ils étaient bien placés pour œuvrer à ce renversement car, en tant qu’hommes de l’ancienne sacralité, ils savent l’adapter pour forger ce catéchisme républicain que sont les Droits de l’Homme. C’est une transposition d’un vocabulaire catholique au service d’une Révolution laïque et antichrétienne.

Il y a une face méconnue et très moderne de Fouché que vous montrez admirablement, c’est son rôle de mari et père de famille aimant. Quelle place joua celle-ci dans la vie de ce serviteur zélé de l’État ?

C’est une place prépondérante. Regarder Fouché à la lumière des relations qu’il entretient avec sa femme et ses enfants, c’est le percer à jour et le dévoiler dans sa part la plus sensible, la plus vulnérable, la plus secrète et la plus touchante. Quand on lit sa correspondance avec ses enfants qui, d’ailleurs, ne l’abandonneront jamais, on comprend cette fragilité. On voit alors comment Fouché s’est servi du pouvoir comme un masque pour se cacher lui-même vis à vis des autres et peut-être même se cacher à lui même. Il y a donc un balancement, un homme double entre le père Goriot d’un côté et l’inspecteur Javert de l’autre. Il est par conséquent important de l’observer à cette lumière là. Le pouvoir est là comme une seconde peau, pour se protéger de lui-même et de sa propre sensibilité et même peut-être d’un certain dégoût de soi. Il ne faut pas oublier que c’est un homme laid, malade (il est atteint de la tuberculose) et qu’il fut un enfant qui a vécu dans une grande solitude familiale. Ce sont toutes ces fragilités et ces failles qu’il dépasse ou transcende à travers l’ambition et le pouvoir.

On lui a souvent reproché son rôle dans les massacres à Lyon sous la révolution. Fut-il alors responsable de ce qu’on appelle aujourd’hui un crime contre l’humanité ?

Non : on est alors dans un contexte de guerre civile. La Terreur est une arme politique, sans aucun contenu idéologique : il s’agit de terroriser l’adversaire. Fouché exerce cette Terreur sans état d’âme, mais jamais de façon cynique. Il ne fait pas selon moi le mal pour le plaisir de faire le mal. Il le fait quand cela lui semble nécessaire. Ce qui ne l’excuse pas pour autant. En revanche, c’est un homme qui, face à la violence, est dépourvu d’affects. Il se justifiera à ce sujet dans sa correspondance privée ou même dans ses conversations avec Napoléon. Il y expliquera que la violence révolutionnaire était nécessaire car, dans un contexte de subversion, elle était indispensable à la survie de la patrie. Pour lui, cette violence est donc légitime quand la République est en jeu.

En 2010 quand vous avez commencé à rédiger votre biographie de Fouché, vous écriviez que vous n’aimiez pas le personnage. Après deux livres sur lui, avez-vous changé d’opinion ?

J’ai un peu évolué depuis. C’est un personnage qui continue à m’être assez peu agréable, même s’il me fascine et si je vois dans certaines parties de sa vie, notamment la dernière, des aspects qui m’émeuvent. Comme lors de son exil, au sujet duquel le témoignage de ses lettres est précieux, et tout particulièrement lorsqu’il garde cette illusion, la seule qu’il ait eue dans sa vie, de retrouver le pouvoir. En effet, il mourra de l’avoir perdu. C’est un homme qui, à ce moment là de sa vie, est touchant. Par ailleurs, j’ai toujours eu le défaut d’aimer la veuve et l’orphelin et d’avoir un faible pour les perdants. Même si, à long terme, Fouché est un vainqueur de l’histoire par les principes républicains qu’il a défendus et qui se sont imposés, à court terme, il a été un vaincu par la réaction et la Restauration royaliste.