Vincent Bernard est historien spécialisé sur les questions militaires. Après une biographie du général Lee, il publie à nouveau chez Perrin une biographie de son rival du Nord le général Grant qui après avoir commandé les armées de l’Union deviendra président des Etats-Unis (1869-1877). Il répond à nos questions sur cet homme et sur la Guerre de sécession à la mémoire toujours à vif outre-Atlantique.
PHILITT : Né dans l’Ohio, le général Grant est un homme de l’Ouest américain marié à une femme du Sud. Ses ancrages géographiques aident-ils à comprendre ses futurs succès militaires et politiques ?
Vincent Bernard : On pourrait au contraire s’interroger sur ses étonnants succès en dépit de ces ancrages. Grant gravit les échelons pendant la guerre de Sécession malgré une réputation ternie tant au plan civil que militaire. Malgré une réputation de démocrate lié à une famille de planteurs du Missouri, il « monte » paradoxalement avec le soutien indéfectible d’un représentant, d’un ministre et d’un président républicain. Qu’un tel homme ait été l’héritier politique « naturel » de Lincoln tient aux circonstances ; mais cela illustre en fait parfaitement la complexité du pays au delà de la vision monolithique en deux « blocs » figés, et le destin extraordinaire et quasi romanesque de Grant, dans un contexte qui n’apparaît vraiment pas favorable. Ce qu’il partage avec Lincoln, lui aussi né dans un état « tiraillé » (le Kentucky) et lui-aussi époux d’une « sudiste », c’est un sens aigu de la Nation américaine en un temps où c’est loin d’être une évidence pour tout le monde. Tout comme Lincoln, Grant n’est pas dans une logique radicale de vengeance ou de répression du Sud mais bien dans une logique de réconciliation générale.
La Guerre entre le Nord et le Sud éclate en novembre 1860. Ce conflit est-il une guerre de libération des esclaves ou est-ce une légende forgée a posteriori ?
Ce n’est pas tant une légende qu’un grossier raccourci dédouanant facilement un Nord perçu comme « émancipateur » tout en faisant peser tout le poids « national » de l’esclavage sur les quatre années de rébellion du Sud. Ce qu’amorce l’élection de Lincoln en novembre 1860, c’est un processus de rupture en chaîne qui mène, après cinq longs mois de crise politique, à la guerre ouverte. La centralité de la question de l’esclavage dans cette rupture est incontestable, dès le début, car elle est dans toutes les têtes, comme toile de fond politique et source permanente de conflits. En dépit de tous les arguments, il s’agit là de l’élément structurel cimentant une société et une économie sudiste par ailleurs très hétérogènes. C’est donc pour beaucoup la « menace » supposée du Nord sur « l’institution particulière », via son poids démographique et le contrôle des institutions politiques, qui conduit à la sécession. Pour autant, l’abolition de l’esclavage n’est à l’origine pas du tout envisagée, ne serait-ce qu’en termes de droit, sauf pour une minorité de Républicains radicaux qui l’espèrent. En mars 1861, le Congrès est même prêt à protéger constitutionnellement l’esclavage pour arrêter la sécession ou éviter qu’elle ne s’étende (C’est l’amendement Corwin). L’abolition n’intervient que progressivement comme un objectif de guerre, à partir de 1862, en s’appuyant sur le rôle des esclaves dans l’effort de guerre des « rebelles ». Comme Grant le soulignera très justement, si la guerre avait été courte comme chacun l’espérait à l’origine, l’esclavage aurait perduré, et avec lui les germes d’une nouvelle sécession.
Sans une supériorité numérique écrasante, Grant aurait-il pu s’imposer face au génie tactique du général Lee ?
Question éternellement sans réponse et les avis divergent dans une compétition historiographique et mémorielle cent-cinquantenaire. Grant, qui opère en territoire ennemi et doit donc assurer ses arrières ne dispose pas tant d’une supériorité numérique écrasante que de la capacité de reconstituer ses forces détruites (même si le bilan épouvante le Nord) ainsi que ses stocks de vivres et de matériel, tout en disposant de lignes de communications navales et fluviales assurés. C’est un professionnel tout à fait compétent, incroyablement obstiné et possédant des nerfs d’acier, il le prouve abondamment. Sans doute n’a t-il pas le même « coup d’oeil » tactique ou le sens de l’anticipation dont fait généralement montre Lee, ni d’ailleurs la même relation quasi fusionnelle à ses troupes. On peut imaginer assez aisément que si les rôles et les moyens avaient été inversés, Lee aurait eu le dessus lors du grand duel virginien de 1864. Mais au delà, qui aurait empêché Sherman de prendre Atlanta et de ravager le Sud profond ?
Est-ce une autre civilisation, celle du Sud, que vaincra définitivement Grant à Appomatox ?
Là encore la question est complexe et mérite de nombreuses nuances. Nonobstant l’écrasante institution de l’esclavage, Sud et Nord partagent en 1861 bien des choses, des intérêts et des souvenirs communs, comme en témoignent les profonds tiraillements internes au sein des « border states ». De fait quatre états esclavagistes ne rejoignent pas la Confédération et de nombreuses régions sont très partagées. Mais la structure socio-économique propre au Sud, un moment déclinante voire moribonde mais ravivée par l’explosion du « Roi Coton » et son corollaire, une forte demande de main d’oeuvre servile, a renforcé les traits propres à une proto-nation distincte en gestation. Pour autant, la « civilisation sudiste » a été aussi beaucoup fantasmée au travers d’une image figée qui correspond surtout à l’aristocratie agrarienne de Virginie ou de Caroline du Sud, avec ses maisons à colonnades et ses jardins en fleur. Tout cela n’a guère à voir avec les plaines texanes, les marais de Floride ou les profondes forêts de l’Arkansas. On n’oubliera pas que l’attachement affiché au « droit des états » est un marqueur fort de la Confédération, tout comme une cause essentielle de son échec à coordonner un effort commun. En réalité et paradoxalement, le Sud mémoriel s’est en grande partie forgé du fait de la guerre et de ses conséquences, sociales, politiques et économiques, communes.
La guerre de sécession est-elle la première guerre moderne ? La bataille de Spotsylvania annonce-t-elle déjà celle de Verdun ?
Première guerre moderne oui, au sens où, au delà de la simple innovation technique, on a pour la première fois à une échelle continentale un conflit ininterrompu de quatre ans où sont mis en œuvres tous les moyens rendus disponibles par les progrès de l’industrialisation. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser des armements modernes et puissants – fusils et canons rayés, navires cuirassés de fer, télégraphe, chemin de fer, et même premiers sous-marins et mitrailleuses – mais de créer des circuits de production et de ravitaillement pour des armées de centaines de milliers d’hommes et de faire basculer l’essentiel de la société sur un pied de guerre (de façon proportionnellement beaucoup plus complète au Sud qu’au Nord). Alors si l’on garde en tête les proportions, oui, Spotsylvania, comme plus tard de Cold Harbor ou Petersburg, avec leurs fortifications incroyablement élaborées, préfigurent déjà ce que seront les champs de bataille de la Première guerre mondiale. Une différence fondamentale est qu’en 1916, la puissance d’arrêt des armes automatiques et la puissance de l’artillerie seront démultipliées, de même que les bilans. Pendant la guerre de Sécession, on meurt encore beaucoup plus de maladie entre deux batailles dans les camps et hôpitaux de campagne, que du fait des combats eux-mêmes.
Le bilan du général Grant en tant que président après la guerre fut très critiqué. Brillant général, peut on dire qu’il fut un médiocre politique après 1865 ?
Médiocre politique, oui, par caractère surtout, et en tout cas largement inefficace. Son autoritarisme, son aveuglement, et une certaine fascination de l’ancien pauvre pour les « capitaines d’industrie » jusqu’aux plus malhonnêtes ont des effets catastrophiques, y compris sur le plan économique. Grant est en outre très loin d’avoir le sens de la manœuvre politique, la patience ou la diplomatie de Lincoln. Il cultive quelques idées directrices simples, et pense pouvoir les appliquer comme on ordonne un plan de bataille. Reste que des yeux contemporains observent cependant un volontarisme d’une modernité étonnante et assez singulière pour son époque : il a combattu le KKK, tenté d’intégrer les noirs dans la citoyenneté et cherché sincèrement à réconcilier le pays.
En 1975, le président Ford réhabilitait le général Lee à titre posthume. Aujourd’hui alors qu’on déboulonne les statues des généraux sudistes, cela paraîtrait inimaginable. Comment la mémoire de la guerre de sécession est-elle devenue un sujet si sensible aux Etats-Unis ?
D’une certaine façon la réconciliation, la reconstruction même, est perçue, dans un pays où le communautarisme
n’est pas un vain mot mais un trait structurel de la société, comme s’étant opérée exclusivement entre « blancs ». Or, ce terme a accouché d’un siècle de ségrégation et d’inégalités endémiques qui concernent tout le pays et dont les conséquences persistent encore aujourd’hui. Une puissante mémoire afro-américaine réclame depuis des années une place centrale dans l’histoire de cette période, avec à la fois une indéniable légitimité mais aussi, comme dans tout mouvement politique et social de fond, une frange de radicalité exclusive et caricaturale, laquelle alimente ou régénère d’ailleurs ses propres contre-feux jusqu’aux plus extrêmes. Vouloir retirer les couleurs dites « sudistes » des bâtiments officiels ou déboulonner certaines statues en majesté trônant au cœur de certaines villes est une chose, vandaliser le moindre monument aux simples soldats ou faire la chasse à la moindre manifestation publique rappelant la Confédération (notamment à l’occasion des commémorations régulières des principales batailles) en est une autre. Cette crise mémorielle et identitaire ayant traits aux symboles est en tout cas très antérieure à l’élection de Donald Trump et au drame de Charlottesville, débutant vraiment en 2015 , au terme des commémorations du cent cinquantenaire de la guerre et à l’occasion d’une autre tragédie raciste, celle de Charleston. Elle montre en tout cas que même demi-siècle après la conquête des droits civiques et contrairement à ce qu’on pouvait imaginer, les comptes mémoriels sont loin d’être apurés.