À l’occasion des 20 ans de la mort d’Ernst Jünger, PHILITT s’est entretenu avec Julien Hervier, son traducteur, ami et biographe qui revient sur la vie d’un des plus grands écrivains allemands du XXe siècle.
PHILITT : Ernst Jünger est aujourd’hui surtout connu pour ses écrits de guerre qui l’imposèrent comme un auteur majeur, dès son premier livre Orages d’acier, publié en 1920. La guerre est destruction mais aussi révélation pour lui. Que lui a-t-elle révélé ?
Julien Hervier : La vérité de l’Homme. Au début de la Grande Guerre, Ernst Jünger est un jeune homme de famille bourgeoise, aventureux et psychologiquement instable. Il baigne dans la morale chrétienne propre à la société de son temps, bien que sa famille soit plutôt éloignée de la religion et son père un fervent rationaliste. Au cours du conflit, il découvre ce que Freud a, lui aussi, parfaitement analysé à la même époque, mais loin des combats : ce déchaînement de l’instinct qui brise toutes les barrières morales édifiées par la civilisation. Se révèle alors à lui que sans Dieu – il se dit alors totalement athée – l’homme reste désorienté sur le plan moral. Il y a, sur ce sujet, un beau passage dans son roman Lieutenant Sturm : le héros séduit une jeune fille de rencontre et lui fait la confession de son instinct de tuer et de ses pulsions de violence lors de l’assaut. C’est comme s’il recherchait une forme de pardon dans laquelle l’absolution est donnée, non pas par un prêtre, mais par une personne bienveillante. On pourrait mettre cette réaction en parallèle avec un épisode du célèbre roman d’Ernest Hemingway Pour qui sonne le glas ? Un vieux paysan républicain y évoque comme un drame la perte de sa croyance en Dieu ; elle le laisse profondément désemparé devant les nécessités de la guerre, car s’il se voit contraint de tuer, à qui pourra-t-il confesser sa faute et comment se fera-t-il absoudre de ses péchés ?
Quelle fut la place d’Ernst Jünger dans ce foisonnement intellectuel de la révolution conservatrice allemande de l’entre-deux-guerres ?
Au sortir de la guerre, il y a toute une nébuleuse de mouvements extrémistes, de droite comme de gauche, qui passent leur temps à se scinder. Ernst Jünger collabore à un certain nombre de petites revues de la droite nationaliste. Il apparaît alors comme l’une des personnalités les plus remarquables de cette mouvance, du fait de son expérience glorieuse de la guerre, dont sa décoration exceptionnelle « Pour le mérite » est le symbole. Cette décoration a en effet été donnée à de nombreux officiers supérieurs, mais très rarement à de simples lieutenants d’infanterie. Il possède un prestige de combattant exceptionnel qui lui servira d’ailleurs ensuite de protection auprès d’Hitler. En outre, intellectuellement, il est considéré comme l’écrivain le plus brillant de cette nébuleuse. Du point de vue du style ou de la réflexion, il en est incontestablement le plus prestigieux. Sur le plan philosophique, son frère Friedrich Georg Jünger avait reçu une formation plus approfondie que la sienne ; Heidegger le considérait d’ailleurs comme un meilleur philosophe qu’Ernst. Mais très rapidement, à son arrivée sur le front, il avait été grièvement blessé et n’avait donc pas eu l’occasion de s’illustrer et d’atteindre au même prestige militaire que son frère. Plus jeune et n’ayant pas connu la guerre, bien que passé par une expérience combattante dans les Corps francs, Ernst von Salomon était aussi un écrivain représentatif de cette droite allemande, mais il ne se situait pas au même niveau littéraire.
Jean-Pierre Faye, dans la lignée d’Albert Béguin, n’hésite pas à écrire « Ainsi les trois amis, Schmitt, Jünger, Heidegger – l’étrange trio des penseurs – contribuent au langage de ce Reich qui dévaste l’Europe de la Seconde Guerre mondiale. » Que répondez-vous à ces propos pour le moins excessifs ?
Vous connaissez la phrase de Talleyrand : « Tout ce qui est excessif est insignifiant. » Ce qu’écrit Faye est purement idéologique et de peu d’intérêt. Nous sommes là dans le déni d’une réalité complexe. Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’il y a des degrés de compromission plus ou moins élevés. L’altitude à laquelle se meut la pensée de Carl Schmitt est indéniable, mais c’était aussi un carriériste avide d’honneurs et de réussite. Et au niveau de la morale de la simple décence, celle d’Orwell ou de Camus, il s’est comporté d’une manière inadmissible quand il a justifié par la raison d’État les massacres de la « Nuit des longs couteaux ». Son engagement initial aux côtés d’Hitler est tout à fait scandaleux, même s’il est ensuite devenu plus critique et a fini par être mal vu par le régime. Heidegger était, lui, un philosophe dans sa tour qui n’a pas compris ce qu’était réellement le nazisme. Face à un déferlement d’enthousiasme scientiste et purement matérialiste envers le progrès technique, en particulier chez les Anglo-Saxons et les Russes, il a pensé que ce nouveau parti allait permettre de résister au déclin de la pensée de l’être. Il est bien clair qu’il ne pouvait qu’être déçu ; il a d’ailleurs reconnu cette erreur majeure, cette « grosse bêtise ». Ernst Jünger, contrairement aux deux autres, n’a jamais adhéré au parti nazi ; et son roman allégorique Sur les falaises de marbre a été considéré en son temps, aussi bien par les partisans que par les ennemis d’Hitler, comme un roman d’opposition au Führer, comme un ouvrage de résistance. Le jugement de ses contemporains a plus de poids que le nôtre.
Le Soldat, le Travailleur, le Rebelle, l’Anarque, toutes ces figures sont au cœur de l’œuvre de Jünger. Que disent-elles des époques qu’il a traversées ?
Le Travailleur (Arbeiter en allemand) est une figure liée à l’évolution de la pensée technique, elle-même issue de la pensée philosophique de l’Occident. Il fait partie d’une logique historique du développement de la civilisation occidentale, et l’homme de la technique est maintenant présent partout. Cependant, il faut bien spécifier : traduit en français, Arbeiter peut aussi avoir un sens très particulier : celui d’ « ouvrier », surtout depuis la révolution industrielle telle que l’a analysée Karl Marx. Mais l’Arbeiter jüngerien est une figure plus vaste, il peut aussi bien être un général qu’un homme d’affaires. Jünger le définit comme quelqu’un dont les valeurs sont issues de la technique et de son développement prodigieux depuis les trois derniers siècles. C’est une figure de référence, de nature ontologique, liée à l’essence de la civilisation. Les figures du Rebelle ou de l’Anraque sont quant à elles des figures morales. Pour les définir, Jünger utilisait souvent l’image du Léviathan à laquelle elles s’opposent. Léviathan qui peut être l’État tel que le concevait Hobbes au XVIIe siècle, ou l’État technicisé actuel, un État dont on voit se renforcer la toute puissance, grâce aux moyens de contrôle modernes sur l’individu. Nous sommes dans un monde où le contrôle de Big Brother se fait envahissant et au sein duquel la résistance s’impose. Le « Rebelle », c’est une traduction française, mais le mot allemand d’origine, der Waldgänger, évoque celui qui se réfugie dans les forêts. C’est pour cela qu’en français le livre est intitulé Traité du rebelle ou le recours aux forêts. Jünger fait référence à de vieilles pratiques islandaises par lesquelles on mettait au ban de la société des insoumis qui trouvaient refuge dans les forêts. Mais Jünger a toujours beaucoup insisté pour dire que, dans le monde moderne, le Rebelle ne se cache pas forcément dans la nature mais qu’il peut se cacher dans les villes les plus peuplées, dissimulé aux yeux de l’État. Avec l’Anarque, il a voulu aller plus loin dans l’analyse de la résistance. Celle-ci doit se décaler totalement par rapport à l’échelle de valeur qu’on cherche à nous imposer. Si on ne fait que l’inverser, on est perdu, car comme l’écrivait plaisamment Montherlant : « Il n’y a rien qui ressemble plus à un torpilleur qu’un contre-torpilleur. » À partir du moment où vous acceptez le problème tel qu’il est posé par votre adversaire, vous êtes perdus. Vous ne faites que retourner ses valeurs. L’Anarque refuse ce jeu-là. Il ne crée pas de parti et, en ce sens, il se distingue de l’anarchiste. Il est seul alors que les anarchistes font partie d’un mouvement collectif.
À la lecture de ses Journaux parisiens, on est toutefois frappé par une certaine passivité, une confortable atonie durant la Seconde Guerre mondiale. L’homme d’action a-t-il alors disparu, remplacé par l’esprit contemplatif qu’il restera jusqu’à la fin de sa vie ?
Jünger ne pouvait pas montrer ce qu’il pensait. Dans un régime totalitaire, si vous dites que vous êtes contre, vous êtes immédiatement fusillé ou envoyé en camp de concentration. Donc le fait de montrer son opposition de manière explicite est suicidaire et inutile. De plus, Jünger ne croyait pas à l’efficacité des attentats. Il n’a donc suivi que de loin la tentative d’assassinat projetée par Stauffenberg. Il aurait pu tout de même être exécuté comme complice si on l’avait dénoncé ; il était passible de la peine de mort, même s’il ne s’était pas engagé activement dans l’opération. L’un des motifs de sa mission dans le Caucase, fin 1942, était de jauger les réactions des officiers sur le front de l’Est, en cas d’attentat contre Hitler. Par ailleurs, la haute trahison envers l’État était incompatible avec sa vision de soldat. Il évoque dans son journal le général romain Coriolan qui se révolte contre sa patrie ; c’est le sujet de la pièce de Shakespeare, et quant à lui il redoute son destin.
Ernst Jünger évoquait à propos de son œuvre « un ancien et un nouveau testament ». Partagez-vous cette vision des deux Jünger ?
Il est vrai qu’il existe une énorme différence entre ce jeune homme de 20 ans qui a soif d’action et trouve le monde bourgeois étouffant, et cet homme qui a mûri et devient une sorte de vieux sage, absorbé par ses recherches sur les insectes dont il déplore dans un esprit écologique la disparition progressive. Son évolution est incontestable.
Vous venez d’écrire un livre sur Drieu la Rochelle. Une histoire de désamours (Gallimard) ; quels liens intellectuels et humains les deux hommes ont-ils entretenu dans le Paris de l’Occupation ?
Ils ne se sont rencontrés que rarement, mais Drieu la Rochelle avait de l’admiration pour l’auteur d’Orages d’acier. C’était une estime réciproque. Rapidement blessé sur le champ de bataille à plusieurs reprises, l’écrivain français passa relativement peu de temps sur le front ; au contraire, Ernst Jünger s’est battu durant toute la durée de la guerre, malgré de nombreuses blessures. Leurs états de service n’ont donc rien à voir, même si Drieu, lui aussi, était très courageux et a connu l’exaltation de la guerre. Pour lui, la guerre moderne a deux aspects : l’exaltation de la charge, lorsqu’il part à l’assaut à Charleroi ; et la terreur panique face à la surpuissance de la technique, qui s’exprime dans son cri de terreur absolue à Verdun, sous les bombardements qu’on doit subir passivement. Cette bataille incarne toute l’horreur de la guerre industrielle moderne. Ce qui rapproche les deux écrivains, c’est à la fois l’exaltation du courage physique et la vision de la guerre comme révélateur d’une vérité humaine. Aucun des deux n’est rousseauiste, aucun d’eux ne croit en une bonté humaine fondamentale. Ils divergent cependant sur leur analyse à propos de la technique. Car d’un certain côté, on peut considérer Le Travailleur comme une apologie de la technique : Jünger la considère comme quelque chose qui s’impose avec la même évidence que les lois de la nature. L’évolution de la société occidentale fait qu’on ne peut pas lui échapper. On le constate encore mieux aujourd’hui : par exemple, comment organiser la décroissance de nos jours, sans mettre des millions de gens au chômage? Nous sommes pris dans un engrenage, le monde est entré dans la dépendance totale de la technique. Les deux auteurs sont de grands lecteurs de Nietzsche mais sur ce point précis, à l’époque où il écrit Le Travailleur, Jünger est plus nietzschéen que Drieu, car pour lui, il faut dire oui à l’état du monde tel qu’il est. Il ne sert à rien de s’y opposer.
Novalis, le poète, figure du romantisme de Iéna, a exercé une influence considérable sur Jünger. Est-il le dernier des romantiques allemands ?
Il y a effectivement tout un aspect qui relève du romantisme chez Ernst Jünger, particulièrement en ce qui concerne la dimension du rêve. Il en propose de très beaux récits dans ses journaux. Son plus beau roman, selon moi, Sur les falaises de marbre est aussi un rêve réinterprété. Un rêve qu’il fit lors d’un voyage à Rhodes en bateau et qui n’est pas loin des visions de l’Apocalypse de la tradition chrétienne. Cette dimension du rêve, du rapport à la nature, à l’inconscient, ce refus d’une vision mécanisée du monde : tout cela le rapproche des romantiques allemands mais aussi des symbolistes français. Il est bien plus proche de Rimbaud et de Baudelaire qu’il admire que des romantiques français.
On connaît bien le Jünger guerrier mais beaucoup moins l’amateur de drogues. Que cherche-t-il dans ce qu’il appelle les « psychonautes » ?
Justement, il cherche à briser l’appréhension purement rationnelle et matérialiste du monde. C’est un homme du risque qui veut toucher aux frontières. Il veut voir ce qu’il y a de l’autre côté. Aussi bien sur le champ de bataille, dans l’action violente, que sur le plan de l’expérimentation psychologique, mais toujours sous le contrôle des instruments de la raison. C’est ainsi qu’il fait ses premières expérimentations de LSD avec son ami Albert Hoffman, l’inventeur de cette drogue, et il pratique ces expériences sous un strict contrôle médical.
Écrivain converti au catholicisme à la fin de sa vie mais dont les écrits révèlent pourtant un profonde mystique païenne, quelle fut la place de la religion dans sa vie ?
Pour en avoir parlé avec sa femme, je peux affirmer que sa conversion au catholicisme à la fin de sa vie fut purement sociale. Les lecteurs catholiques de Jünger voudraient souvent imaginer ce moment comme une vraie conversion. Mais toute l’œuvre de Jünger tend à montrer qu’il y a une dimension religieuse et une forme de spiritualité chez tous les peuples. Il n’est pas loin de considérer que cela a peu d’importance que l’on adore la Trinité chrétienne, Jéhovah ou Allah… Il existe ainsi des textes de lui où il se dit prêt à adopter la religion du lieu où il se trouve : s’il avait vécu en pays musulman, il se serait fait musulman. Dans ses vieux jours, il était parfaitement inséré dans le monde souabe et catholique de Wilflingen dont le curé lui était proche. Il avait l’idée que dans la civilisation occidentale actuelle, où la mort est escamotée, la religion chrétienne reste capable d’honorer les êtres humains quand ils disparaissent. Son enterrement fut en ce sens d’une solennité et d’une simplicité grandioses. C’est le génie du christianisme de Chateaubriand. Voilà la raison de sa conversion.
Comment analysez-vous les différences de perception de son œuvre entre la France et l’Allemagne ?
Il est beaucoup plus lu en Allemagne qu’en France, même si, chez nous, il y a un petit cercle de gens passionnés de Jünger. Mais en comparaison de l’Allemagne, ses lecteurs y sont relativement peu nombreux. Dans la « Société des amis d’Ernst et Friedrich Georg Jünger », il y a très peu de Français. Nous serons seulement trois ou quatre cette année à venir au colloque d’Heiligkreuztal où je me suis parfois trouvé seul Français. Pendant longtemps, en France, on a apprécié la qualité littéraire avant les opinions politiques des écrivains. Les gens ne se posaient guère alors la question de leur couleur politique. En Allemagne, après la chute du nazisme, la question fut beaucoup plus sensible ; malheureusement, en France aussi, on a maintenant tendance à entrer dans cette logique. Il n’y a qu’à voir les problèmes que posent Céline et Maurras actuellement, alors que les commémorations ne veulent pourtant pas dire qu’on admire les gens mais seulement qu’on reconnaît l’importance du rôle historique qu’ils ont joué. En ce domaine, la mentalité française actuelle tend à rejoindre platement la mentalité allemande.