On a coutume de croire que l’islam amoindrit la qualité du Christ par rapport au christianisme en faisant de lui un simple prophète et un « envoyé » parmi d’autres. C’est méconnaître la portée de la doctrine islamique de la prophétie et de l’apostolat. L’exégèse d’Ibn ‘Arabi, qui demeure sans conteste le maître absolu de l’ésotérisme islamique, permet de comprendre en quoi la double nature humaine et divine du Christ revêt un aspect particulier en islam, tout en s’inscrivant dans la doctrine orthodoxe de la prophétologie.
Incontestablement, la pierre d’achoppement des religions dites monothéistes repose sur la figure du Christ. C’est en effet sur les questions relatives à Sa nature et à Son statut que judaïsme, christianisme et islam divergent. Alors que le judaïsme envisagerait le Christ historique comme un simple usurpateur séditieux, le christianisme le consacre vrai Dieu, né du vrai Dieu, selon la formule consacrée. L’islam, selon l’acception commune, adopterait une position intermédiaire puisque Jésus y tiendrait le statut d’un envoyé parmi d’autres, bénéficiant des mêmes prérogatives, mais revêtant aussi la même nature humaine. Une telle opposition est néanmoins à relativiser et à nuancer. À relativiser d’abord, car des théologiens musulmans ont bien vu les similitudes qui existaient entre les deux doctrines. Ainsi, l’imam al Haramayn distingue trois manières de comprendre la double nature du Christ, dont seule la dernière serait contraire au dogme islamique. À nuancer surtout, car si elle exprime une part de vérité, cette présentation comporte nécessairement une simplification par nature nécessaire au domaine théologique. En effet, les affirmations théologiques, qui reposent sur de la dogmatique, sont la fixation — indispensable — de vérités supérieures et surnaturelles, qui ne peuvent en réalité être exprimées parfaitement que de manière apophatique. Or la foi, nécessaire à toute progression spirituelle en vue du salut, impose une croyance positive, conditionnée par la subjectivité du croyant, mais qui ne doit pas moins être la plus proche possible des réalités métaphysiques qu’elle est censée exprimer. Adopter des dogmes qui expriment au mieux ces vérités, c’est toujours adapter leur formulation en fonction du produit d’un lieu et d’un temps, soit la mentalité d’un peuple, puisque c’est là que la foi a son ressort. Dit autrement, le Seigneur d’un peuple est toujours son reflet, ce qui n’enlève rien à sa validité, mais au contraire la conditionne.
Le credo catholique et orthodoxe, tel que fixé par le concile de Chalcédoine en 451, affirme que le Christ est, entre autres, un seul et même Fils, vraiment Dieu et vraiment homme, consubstantiel au Père selon la divinité et consubstantiel à nous selon l’humanité, en tout semblable à nous sauf le péché, ou encore avant les siècles engendré du Père selon la divinité. Il est donc une seule personne et une seule hypostase, un seul et même Fils, unique engendré, Dieu Verbe reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation. La fixation de ce dogme s’est faite assez lentement et en réaction à de nombreuses autres conceptions qui se répartissent selon l’insistance sur la nature humaine ou divine, du monophysisme qui estime que la nature humaine a été absorbée par la nature divine à l’arianisme, pour qui le Fils et le Saint-Esprit ont été créés et ne possèdent donc pas la divinité du Père, en passant par le nestorianisme, qui croit les deux natures du Christ séparés en deux personnes, ou l’adoptianisme, qui professe l’adoption par Dieu du Christ à la suite de son baptême. Seule la conception chalcédonienne, qui présente donc l’avantage de se situer conceptuellement au centre de ces doctrines, place sur un même plan et à égalité, sans confusion ni séparation, les natures humaine et divine en la personne du Christ. Croire que l’islam s’oppose absolument à ce dogme, c’est omettre la profondeur et la richesse du texte sacré. Dès lors que l’on quitte la dogmatique théologique pour l’exégèse métaphysique, les doctrines convergent vers une vérité profonde. Muhyddin Ibn ‘Arabi, le Shayckh al Akbar, nous a livré cette exégèse métaphysique, lui qui est directement concerné par le sujet. En effet, Muhyiddin (qui signifie le vivificateur de la religion) explique dans sa somme, Les Ouvertures mecquoises, avoir souvent rencontré Jésus dans ses visions : « Jésus est mon premier maître dans la voie, c’est entre ses mains que je me suis converti. Il veille sur moi à toute heure et ne me néglige pas un instant ».
L’Unicité de l’Existence et l’Homme Universel
Avant d’aborder la spécificité de la nature du Christ, il convient de répondre au problème déjà posé par Gilbert de la Porrée au XIIe siècle, de la détermination et la définition des caractères humain et divin. Si l’on considère que Dieu est le principe du monde, l’Être par qui tout est, alors le monde et l’homme sont nécessairement compris en Lui, d’où l’inanité de les distinguer de Lui. Si, à l’inverse, on considère que le caractère humain est radicalement séparé du caractère divin, dont il procède, alors l’homme constitue une limite à l’être de Dieu, qui n’est donc plus infini et par là-même plus divin. Ibn ‘Arabi résout cette contradiction en distinguant des degrés en Dieu, qui est un et totalise toute existence. C’est la doctrine akbarienne de la Wahdatul Wujûd, que l’on pourrait traduire par « l’Unicité de l’existence ». Tout est Dieu en tant que Principe à la base de l’Être, se manifestant à lui-même, mais ses lieux de manifestation, qui ont aussi de Son Être, se répartissent en degrés, depuis le Principe non-manifesté jusqu’aux corps terrestres, en passant par tous les degrés célestes des Noms divins, immuables et principiels. Les chatons de la sagesse, œuvre maîtresse du Shaykh al Akbar, s’ouvre sur ces mots : « Dieu le Vrai voulut voir les essences de Ses Noms très parfaits, que le nombre ne saurait épuiser […] en un objet global qui, étant doué de l’existence, résume tout l’ordre divin afin de manifester par Là son Mystère à Lui-même ».
Dieu manifeste donc son Être à travers ses Noms, qui sont des qualités divines, éternelles, immuables et principielles. « Tout ce qui existe individuellement relève de ces idées, qui demeurent cependant inséparablement unies à l’intellect et ne sauraient être individuellement manifestées de manière à sortir de leur existence purement intelligible ». Ibn ‘Arabi, nourri à la philosophie grecque, résout donc la querelle des universaux en faisant de ceux-ci des essences à la fois transcendantes et manifestées : « Elles sont donc extérieures en tant que déterminations impliquées dans l’existence individuelle et, d’autre part, intérieures en tant que réalités intelligibles ». On cerne là un dualisme ésotérique fondamental entre les Noms divins, plus précisément leurs essences, semblables aux prédicats aristotéliciens, non-manifestés en soi car purement intelligibles, pures relations, et les degrés de la manifestation, les uns ne pouvant exister sans les autres. Dans Le Dévoilement des effet du voyage, qui décrit le monde comme un éternel voyage sans retour, Ibn ‘Arabi nous précise que cet être nommé l’homme en raison de son équilibre, reçut, lui seul, le secret divin, qui consiste en sa nature synthétique qui lui permet d’intégrer tous ces Noms et le relie donc directement au Nom suprême qui les englobe, Allah. « Tout ce qu’implique la Forme Divine, c’est-à-dire l’ensemble des Noms, se manifeste dans cette constitution humaine, qui, de ce fait, se distingue par l’intégration symbolique de toute l’existence ». Le Lahût (de Allah), nature divine, correspond alors aux Noms et Qualités principielles, alors que le Nasût (de Nas, homme) les manifeste dans le monde de la contingence. « Tu connais maintenant le sens spirituel de la création du corps d’Adam, conclut Ibn ‘Arabi, c’est-à-dire de sa forme apparente, et de la création de son esprit, qui est sa forme intérieure. Adam est donc à la fois Dieu et créature », précisant plus loin : « l’extérieur de l’homme est créature et son intérieur est Dieu ». On peut alors relire l’ouverture des Chatons de la sagesse et se rendre compte que « l’objet global qui, étant doué de l’existence, résume tout l’ordre divin », c’est l’Homme Parfait, qui synthétise les Noms Divins, qu’Ibn ‘Arabi, dans la prière akbarienne, n’hésite pas à qualifier « d’Esprit incarné ».
La spécificité corporelle du Christ
La nature à la fois divine et terrestre de l’Homme réalisé est représenté par « le fait que Dieu créa Adam de ses deux mains […] Il s’agit là de l’union en Adam des deux formes, à savoir la forme du monde et la forme divine, qui sont les deux mains de Dieu ». D’ailleurs, « c’est devant l’Esprit émanant de Dieu et non pas devant la nature terrestre et humaine d’Adam que les anges se prosternèrent » affirme Ibn ‘Arabi. Il y a ainsi des informations distillées dans l’œuvre akbarienne qui suggèrent des rapprochements avec la théologie chrétienne, notamment concernant le Christ né du Père avant tous les siècles et Dieu, né de Dieu, lumière, née de la lumière et consubstantiel au Père selon la divinité, et consubstantiel à nous selon l’humanité. Ibn ‘Arabi cite des logions prophétiques selon lesquels « Dieu a créé la lumière de ton Prophète de sa propre lumière », ou encore Muhammed qui était « un prophète alors qu’Adam était entre l’esprit et le corps ». Il le qualifie ainsi de « réalité essentielle et père d’Adam et du monde ». Si ces qualificatifs, surprenants, s’appliquent préférentiellement à la figure du Prophète par convenance, cela ne signifie nullement qu’ils n’ont pas à s’appliquer au Christ. En effet, un autre hadith enseigne que « la première chose que Dieu créa fut l’intellect ». L’intellect, qui s’assimile au logos, est alors semblable à la lumière divine, première détermination, incarnée dans le Prophète. On pourrait presque en déduire une consubstantialité de nature similaire au Christ. Or, ce logos constitue, selon l’émir Abdelkader, le père de tous les prophètes. Ceux-ci seraient donc tous différentes « incarnations » déterminées du Verbe éternel dans une nature humaine particulière.
Mais il est une spécificité que le maître reconnaît au Christ, en s’appuyant sur les sources scripturaires sacrées. Le Coran qualifie plusieurs fois Jésus de Verbe Divin, d’Esprit venant de Dieu, ou encore d’Esprit de Sainteté. Par ailleurs, il est souvent fait mention de sa capacité à vivifier les morts. Ibn ‘Arabi, dans ses Ouvertures mecquoises, commente ainsi ces privilèges : « Dieu a réservé à Jésus d’être Esprit, et lui a accordé, à l’exclusion de tout ce qu’il a créé d’argile, ce don supplémentaire du Souffle qui donne la vie. Dieu, qui s’est réservé à Lui-même ce pouvoir, ne l’a accordé à personne d’autre qu’à Jésus ». Par personne d’autre, il faut certainement comprendre personne qui soit un individu comme l’est le Christ, car il précise auparavant que « les esprits ont le pouvoir de communiquer la vie ». Ainsi « ce pouvoir vient de la vie infuse aux choses, vie qu’on appelle Lahût (nature divine), tandis que le récipient que l’esprit vivifie est appelé Nasût (nature humaine) ». Le maître explique ce don unique par la constitution physique du Christ. En effet, celui-ci possède une nature particulière, du fait que « son corps fut constitué d’eau (ou semence) imaginaire (à savoir celle de l’archange Gabriel) et d’eau (ou semence) véritable (celle de Marie) ». Dans le Livre du Mim, du Waw et du Nun, il précise à propos de la constitution corporelle de Jésus qu’Adam « y a une part par l’intermédiaire de Marie et l’être spirituel y a une part en tant qu’il prit une apparence sensible ». Dans ses Ouvertures, il va jusqu’à qualifier le Christ « d’Esprit et de fils de l’Esprit». Ainsi, non seulement son intérieur, comme pour tout homme et en particulier tout prophète, mais son extérieur, son corps, fut constitué directement par l’Esprit, d’où le don de vivification, provenant de sa nature corporellement spirituelle, alors même qu’il possède, en tant que fils de Marie, une individualité humaine. Somme toute, « Jésus unissait en lui ces deux réalités, en vertu de sa constitution ». Il s’ensuit que d’une part, « la résurrection des morts est vraiment une action de Jésus, puisqu’elle émanait de son souffle » et d’autre part, « ce n’est qu’en apparence que la résurrection fut opéré par lui, vu qu’elle est essentiellement un acte divin », sous-entendu qui relève du seul degré de l’Esprit qui est Commandement divin. Ce paradoxe lui permet de conclure : « les différentes communautés religieuses se contredisent au sujet de l’identité de Jésus, certains le considérant en vertu de sa forme humaine terrestre, affirmaient qu’il était le fils de Marie, d’autres envisageaient en lui la forme apparemment humaine et d’autres encore le rattachaient à Dieu par l’Esprit, disant de lui qu’il était l’Esprit de Dieu. Ainsi, à tour de rôle l’on suppose en lui ou Dieu, ou l’Ange ou la nature humaine : Il est le Verbe de Dieu, il est l’Esprit de Dieu et il est serviteur de Dieu. C’est là quelque chose qui n’a lieu pour aucun autre homme, en tant qu’on considère sa forme apparente ».
Le Christ et le Coran : Verbe incréé
Cette nature particulière du Christ le distingue islamiquement des autres prophètes, mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de correspondance dans l’économie islamique. Là encore, Ibn ‘Arabi nous livre une donnée précieuse : « Gabriel était donc le véhicule de la Parole divine transmise à Marie, de la même manière que l’envoyé transmet les paroles de Dieu à son peuple ». En toute logique, le Christ correspond donc non pas au Prophète, mais bien au Coran, en tant que Parole de Dieu, Verbe divin incréé et éternel, qui descend s’incarner dans un réceptacle pur. Le chapitre 20 des Ouvertures mecquoises consacré à la science propre à Jésus affirme : « les paroles proviennent des lettres et les lettres proviennent de l’air et l’air provient du Souffle Miséricordieux. Par les Noms apparaissent les effets dans les êtres créés et c’est là qu’aboutit la science de Jésus ». Les paroles dont il est question pourraient tout autant correspondre au Verbe incarné qu’au Coran révélé. D’ailleurs, l’assimilation du Coran à un homme est évoqué par Ibn ‘Arabi : « L’homme total selon la réalité essentielle, est le Coran incomparable descendu de la présence de Soi-même vers la présence de son Existenciateur. Celle-ci est aussi la nuit bénie du fait de sa non-manifestation. » Le rapprochement avec la nuit bénie est particulièrement intéressante. La doctrine islamique affirme la descente du Coran en une nuit, celle du décret divin. Or la sourate qui l’évoque mentionne la descente de l’Esprit par Commandement divin. Elle est à rapprocher de la nuit de Noël, dont le symbolisme de la descente vertical du Père (Noël) par la cheminée figure la même idée. L’eucharistie, qui manifeste une descente du Christ dans l’hostie, rappelle la descente perpétuelle du Coran dans le récitant. Cette descente unique, puis cette incarnation multiple et fragmentée dans le monde manifesté, n’est pas sans rapport avec la science des lettres appartenant à Jésus. En effet, Ibn ‘Arabi, glissant une discrète référence au symbolisme de la croix, qui semble renvoyer, là encore, à la double nature du christ, décrit la science des lettres comme celle qui se rattache à la hauteur et à la largeur du monde, entendant par cela, d’une part, le monde spirituel qui est celui des Idées pures et du Commandement divin, d’autre part le monde crée de la nature grossière et des corps, le tout étant à Allah ».