Écrivain oublié né en 1930 à Bordeaux, Jean Forton fonda très tôt une revue littéraire, La Boîte à clous, à laquelle participèrent des plumes célèbres comme François Mauriac, Jean Cocteau ou Raymond Guérin. Son œuvre romanesque, qui a pour décor sa ville natale et pour thème l’adolescence, connut un véritable succès critique puisqu’il manqua de peu le prix Goncourt avec L’Épingle du jeu en 1960. Avec Le Grand Mal (1959), réédité cette année par L’Éveilleur, Forton montre que le passage à l’âge adulte équivaut à un renoncement à l’idéalisme de l’enfance.
L’adolescence est une étape de la vie que la littérature a peu traitée. Une des raisons de ce désamour – bien que certains titres viennent à l’esprit comme L’Adolescent de Dostoïevski – tient du fait que le terme même d’adolescence est relativement récent. Dans son acception moderne, l’adolescence désigne une période de la vie clairement identifiée faisant l’objet d’analyses et de considérations diverses de la part des psychologues et des sociologues. De plus, ce n’est que depuis un date très récente que l’adolescence est devenue un véritable sujet de société. Étymologiquement, « adolescence » vient du latin adolescere qui signifie « grandir », le mot désigne donc moins un état stable qu’un passage de l’enfance à l’âge adulte, deux notions que la littérature et la philosophie se sont proposées de définir depuis longtemps. En revanche, elles sont beaucoup moins prolixes dès lors qu’il s’agit de dire quelque chose de l’adolescence. Pour cause, les contours de cette dernière sont flous, sa définition est fuyante, précisément parce qu’elle se situe à mi-chemin entre l’innocence qui caractérise le monde des enfants et le désenchantement qui caractérise le monde des adultes.
Dans son livre de 1959, Le Grand Mal, l’écrivain bordelais Jean Forton décrit parfaitement la dimension monstrueuse propre à l’adolescence. En mettant en scène une amitié artificielle entre deux collégiens – Ledru et Frieman –, Forton veut souligner l’émergence, au sein de l’enfance, de préoccupations propres aux adultes : la quête de reconnaissance sociale, la naissance du désir amoureux, la volonté de domination. Pour Forton, l’adolescent est un être particulièrement tourmenté, en proie à une tension terrible puisque son idéalisme psychologique hérité de l’enfance est contredit par des enjeux nouveaux qui l’obligent à se comporter avec cynisme. En d’autres termes, l’adolescent découvre pour la première fois l’inauthenticité des relations humaines. À la franchise inconditionnelle qui est l’apanage de l’enfance et à la pureté des premières amitiés se substitue la profonde hypocrisie qu’accompagne souvent les relations de circonstance. On se lie avec quelqu’un pour obtenir quelque chose, on apprécie quelqu’un pour ce qu’il possède et non plus pour ce qu’il est, on se fait ami avec untel car on en tire un certain prestige social… De même, avec le commencement des passions amoureuses, s’ouvre à l’adolescent tout un pan de la vie humaine caractérisé par son impureté morale : la jalousie, le désir de possession, le ressentiment… « Il avait son enfance derrière lui. Il abandonnait cette triste période où chaque jour semble marquer un progrès, mais dérisoire, mais lent ; où l’on a la pénible sensation qu’un cocon vous oppresse, qui peu à peu se déchire. Il avait fait sa mue », écrit Forton à propos du jeune Ledru. Pourtant, si mue il y a, c’est une mue inversée. Ce n’est pas la chrysalide qui devient papillon mais le papillon qui devient chrysalide. Si vieillir est une fatalité, ce n’est pas pour autant un progrès. L’adolescence incline l’existence vers la partie la plus méprisable de la vie. Elle transforme pour toujours la psychologie des enfants afin qu’ils s’adaptent aux conventions sociales. Contrairement à ce que laissent penser certains lieux communs, le passage à l’âge adulte n’est pas un accomplissement mais un renoncement.
Le « Grand Mal » et Mai 68
Sous le terme de « Grand Mal », Forton désigne deux choses. D’un côté, l’incapacité qu’ont les grandes personnes à comprendre les adolescents, c’est-à-dire ces monstres qui ne sont plus des enfants mais qui ne sont pas encore des adultes, ces êtres étranges qui ressentent au plus profond d’eux-mêmes comme un renouvellement du péché originel ; de l’autre, cette transition qui est une dégradation, une deuxième chute, la perte de l’innocence qui est la condition de possibilité de l’entrée dans le monde des adultes. Ajoutons également que Forton écrit dans un contexte particulier, celui de l’après-guerre, où quelque chose du monde ancien est irrémédiablement perdu.
Certains lecteurs ont interpelé Le Grand Mal comme une livre annonciateur de Mai 68. Forton aurait pressenti le délitement de la société française confrontée à une perte de repères et d’idéaux : « Autour de moi je ne vois que garçons et filles tourmentés, inquiets, cherchant leur voie, quêtant une morale. Une façon de vivre. Un quelque chose à quoi se raccrocher. Les valeurs les mieux établies se sont écroulées d’un coup. Au lendemain de la guerre, on nous a non seulement appris à mépriser, mais encore à combattre ce que l’on nous forçait à vénérer dans notre petite enfance : ne dites pas le contraire, j’ai bonne mémoire. La famille. La patrie. L’idée de force et de grandeur. Un certain héroïsme. Une certaine pureté. » Si le portrait que dresse Forton de l’adolescence a une portée universelle, le cas de la société française de l’époque fait office d’exemple canonique. Lorsque le jeune Ledru interroge les valeurs qui lui ont été inculquées pendant sa jeunesse, il ne conclut pas à une réévaluation ou à un réajustement. À ses yeux, elles sont une pure et simple illusion et très vite l’ombre du nihilisme surgit : « On emploie certains mots à la longueur de journée, par habitude, on les emploie pendant des années : tu respecteras ta sœur, tes parents, tes maîtres et tes ancêtres, et brusquement on se dit : “Qu’est-ce que c’est le respect ?” On s’aperçoit qu’on ne l’a jamais vu, mot vide. »
La révolte des pères contre les fils, thème récurrent de la littérature que Forton fait sien, sera un des axes centraux du mouvement étudiant de Mai 68. Le mépris que Ledru exprime pour son père lorsqu’il estime être devenu un homme est particulièrement violent, d’autant qu’il ne s’agit pas d’opposer un idéal à un autre comme dans Pères et fils, le roman de Tourguéniev. Son dégoût irrationnel n’est que la conséquence du narcissisme d’un adolescent se croyant devenu homme, alors qu’il a seulement renoncé à être un enfant : « Depuis quelques temps il trouvait que son père rabâchait. Grave accusation, et qui le mettait dans un grand trouble. Il aurait voulu ne jamais connaître ce sentiment de pitié, éprouver cette impression récente, mais tenace, d’être supérieur à son père, de le dominer. Autrefois, il n’y avait pas si longtemps, il écoutait béatement tout ce que disait M. Ledru. Jamais il ne mettait ses paroles en doute. Et voilà qu’il ne pouvait plus l’entendre pérorer sans un malaise, cette sensation étrange de voir une poule caqueter. » En dernière instance, la définition de l’adolescent est purement négative. Elle désigne celui qui n’est plus un enfant et qui n’est pas encore un adulte. Le jeune Ledru a 13 ans dans ce roman écrit en 1959, il aura donc 22 ans en Mai 68. Son portrait est annonciateur de cette révolte que l’on pourrait qualifier d’adolescente dans la mesure où elle ne se déploiera ni sous le signe de l’innocence ni sous celui de la maturité.
© Photos Anne Magill