Philippe Plet, prêtre passioniste de 58 ans, a publié une quinzaine d’ouvrages. Pour les éditions Salvator, il a écrit des commentaires bibliques (Les grandes énigmes de l’Apocalypse, 2011 ; La Passion selon saint Jean, 2015) ou des essais (Babel et le culte du bonheur, 2012). Dans son dernier livre paru en juin, Les Hébreux au désert (Salvator), il se penche sur la pérégrination des Hébreux dans le désert qui, de leur sortie d’Égypte à l’installation en Terre promise, dura 40 années. Il s’intéresse à la portée spirituelle de cet épisode, relaté dans les livres de l’Exode et des Nombres, qui fait du désert une étape nécessaire de purification pour se libérer de l’Égypte, l’empire des idoles qui asservissent les hommes au désir et à la vanité.
PHILITT : Quelles sont les ressemblances entre l’Égypte d’où s’échappèrent les Hébreux et le monde actuel ?
Philippe Plet : L’Égypte est un monde prométhéen où seul ce qui est humain a une place. Cette société nous immerge dans l’immanence car les images y sont partout – c’est donc un endroit très médiatisé. Le piège de ces images est qu’elles sont les instruments aveugles de l’asservissement et du mensonge ; elles sont derrière chacun tel un garde-chiourme, lui laissant croire qu’il est maître de sa vie, alors qu’il est seulement un rouage. Mais ce genre de société, qui prend toujours une forme pyramidale avec, à son sommet, un petit groupe d’hommes qui décide de tout, n’a aucune compassion pour les rouages. Dans cette Égypte, qui est à la fois biblique et historique, le peuple est d’ailleurs très passif, ce qui est le propre d’une société pyramidale. Cette immanence se ressentait aussi dans le monde divin de ce peuple, qui n’était rien d’autre qu’une transposition de leur société humaine. Ainsi, même lorsqu’il s’agissait d’éternité, ils ne quittaient jamais leurs références immédiates, signe de l’emprisonnement total dans leur monde.
Vous écrivez que le désert « purifie la vue de toutes les représentations humaines » et que la pérégrination en ce lieu reflète « l’image de la vie intérieure du croyant ». En quoi cette expérience est-elle bénéfique ?
Le désert est l’image symbolique de sa vie spirituelle : il est, au-dedans de nous, ce lieu que les autres hommes ne peuvent pas atteindre. Son expérience contient, précisément, tout le contraire de l’Égypte et de sa luxuriance. Elle permet de se laver de tous ces corps étrangers afin d’accepter la part de souffrance et de douleur inhérente à la vie sociale, de rompre avec le culte du bonheur qui asservit. Le désert, avec son espace infini, nous met devant notre véritable nature et ses limites, alors que l’image nous gonfle artificiellement et provoque des attentes qui viennent de l’extérieur. En purgeant toutes ces fausses valeurs, on se retrouve soi-même et, devant cette pauvreté, nous sommes naturellement ramenés à un réalisme qui purifie matériellement, psychologiquement et spirituellement.
Le désert est un lieu de lumière qui offre une purification spirituelle, mais il est aussi un lieu de mort qui peut s’apparenter à l’enfer. Comment articuler ces deux dimensions ?
Le désert est le lieu qu’a choisi Dieu pour que les hommes comprennent qu’ils ont besoin de Lui. Il est en lui-même mortifère, puisque nous n’avons pas les moyens de dépasser nos petites limites et sommes ainsi voués à la mort. Mais, à partir du moment où Dieu l’utilise, il devient lieu de transfiguration. Moïse en fait l’expérience lorsqu’il tue un Égyptien qui a frappé un Hébreu. Le meurtre étant découvert, il doit fuir au désert de Madian, ce qui marque une expérience de ses limites. Cet exil symbolise son échec et, dans ce lieu, il doit se rendre compte qu’il n’est pas Dieu et qu’il ne pourra pas voler le feu, tel Prométhée, pour le devenir. Lorsqu’il atteindra cette humilité en devenant un homme du désert, Dieu retournera les choses : le désert deviendra alors un lieu d’illumination.
La manne offerte par Dieu au désert finit par être dédaignée par les Hébreux, qui s’en lassent. Est-ce le signe d’un aveuglement naturel aux hommes, lorsque l’habitude conduit à mépriser les richesses les plus simples ?
La manne nourrit le corps mais aussi l’intelligence ; elle est un symbole de la parole de Dieu. Avec cette nourriture qui est toujours la même, les Hébreux oublient de penser au don de Dieu et, dès lors, ils occultent sa présence. Or, il faut voir la vie comme un don, même si on ne connaît pas le donateur : c’est ce qui rend le quotidien suave et délicieux, contre l’affadissement qui guette. Cet épisode biblique se réfère donc à un comportement humain basique et voudrait y remédier. Ainsi, Dieu et Moïse condamnent ce rejet et expliquent qu’il ne faut pas s’enliser dans cette impasse car, au contraire, c’est la manne qui nourrit.
L’expérience intérieure du désert doit précisément conduire à une purification de notre regard pour apprendre à goûter les choses fondamentales, et non secondaires. Cette évolution est aussi celle des trois vies de Moïse. Il y a d’abord une période profane, qui est l’existence qu’il mène en Égypte. Puis, la providence de Dieu s’enclenche : au désert de Madian, il fonde une famille, vit et, seulement après 40 années, aboutit à l’essentiel dans son quotidien. Il comprend alors que le multiple est du côté de l’Égypte, ce qui le conduit à la découverte de Dieu : il a appris à regarder.
Durant la deuxième ascension de Moïse sur le Sinaï, les Hébreux, lassés d’attendre leur guide qui les laissa 40 jours, se détournèrent de Dieu pour adorer une nouvelle divinité prenant la forme d’un veau d’or. Cet épisode signifie-t-il que le monothéisme est une brutalité pour l’esprit humain, lequel finira toujours par préférer se soumettre à une chose qui brille ?
Je ne suis pas d’accord pour dire que le monothéisme soit l’obstacle : ce qui crée le vertige ici est la transcendance car elle fait peur aux hommes. Un seul dieu comme Akhenaton le voulait, c’est-à-dire un dieu du carpe diem, était un dieu qui ne demandait pas grand-chose – le veau d’or devait d’ailleurs y ressembler. Au contraire, le Dieu que contemplent Moïse et les Hébreux est transcendant ; il interpelle moralement et a la capacité de juger les consciences. L’expérience du désert est celle d’un Dieu transcendant mais proche, ce qui est une nouveauté inimaginable. Les Hébreux ont seulement peur du fait que ce Dieu désire et entre réellement en relation avec qui le recherche : c’est cela qui engendre le vertige.
Les Hébreux, face à la dureté du cheminement dans le désert, veulent à plusieurs reprises retourner en Égypte où ils étaient pourtant esclaves. Comment expliquer ce paradoxe ?
Le désert met l’homme dans un état de travail quotidien qui effraie. Dans ce lieu, les Hébreux se sont retrouvés face au vertige de la liberté et voudraient revenir en Égypte car, là-bas, ils n’avaient rien à décider et les chemins étaient bien tracés. Or, au désert, nous obtenons bien mieux que des trophées : nous trouvons ce que recherchent notre intelligence et notre cœur, car la première est finalisée par la Vérité et le second par le grand amour, celui qui nous unit tous. Ainsi, un être coupé de Dieu, qui vit en Égypte, a une intelligence qui n’est pas aboutie puisqu’il est face au relativisme, dans un monde où il n’existe des vérités qu’au pluriel. De même, dans une telle société, le cœur n’est pas comblé et c’est pourquoi il bondit sans cesse d’être en être et d’une chose à l’autre. Dieu nous permet de sortir de cette attraction par une expérience totalisante et qui surpasse tous les trophées, car ces derniers ne sont qu’une idole supplémentaire du monde du multiple.
Furieux du refus des Hébreux d’aller au pays de Canaan où Moïse les guide, Dieu décide d’allonger à 40 ans la durée de leur errance pour, écrivez-vous, réaliser une « purification en profondeur », c’est-à-dire la disparition totale de ceux qui ont connu l’Égypte et l’émergence d’une génération née du désert. Est-ce à dire que la corruption de l’âme puisse être si forte qu’elle rende certains inaptes au chemin spirituel ?
Il y a un seuil où la corruption devient la communion avec les idoles, dont l’Égypte était remplie. Ce culte du bonheur produit alors des hommes qui ne peuvent entrer en Terre promise. Mais le christianisme est toujours optimiste à l’égard de ceux qui ont la volonté. Tout le monde peut revenir à Dieu : il n’y a pas de prédestination, ni au mal, ni au bien. D’ailleurs, si pour sceller son alliance, Dieu a choisi un peuple décrit comme ayant « la nuque raide », les Hébreux, c’est peut-être pour nous faire comprendre que tout le monde peut être sauvé.
Les Hébreux ont Moïse pour guide. Existe-t-il différents niveaux de cheminement, celui du vulgaire qui suit et de l’élu qui mène ?
Il faut toujours un guide, qui donne des coups de pouce et montre les directions. Mais le guide ne doit jamais prendre la place du croyant. Il doit seulement être quelqu’un qui a devancé, vécu les choses ; ce n’est pas un intellectuel pur qui restitue des connaissances. L’important pour l’individu est de marcher au désert. Lorsqu’il y est, les différences continuent d’exister mais elles n’ont plus d’importance. Dans l’Évangile de Jean, la foi est décrite comme un itinéraire en sept étapes. Que l’on soit à la deuxième ou à la sixième, il nous dit que le croyant est déjà sur le chemin de la sainteté et que, où qu’il soit dans le désert, il trouvera la vie.
Comment interpréter la mort de Moïse au seuil d’une Terre promise vers laquelle il avait, durant si longtemps, guidé son peuple ?
Cette mort nous montre l’ambivalence de la récompense que Dieu nous donne. La pérégrination débouche sur le succès d’avoir atteint une terre sainte, c’est-à-dire un endroit où les hommes pourront pratiquer leurs valeurs morales les plus nobles, mais cette terre ne sera jamais parfaite. Par sa mort, Moïse pointe vers l’autre destination, celle au-delà de la vie, qu’on appelle paradis ou royaume de Dieu, et nous montre que c’est seulement là qu’existe l’authentique Terre promise.
Vous vivez vous-même, depuis 2001, une vie d’ermite dans l’Aude. Quel est votre quotidien ?
Je suis recteur d’un petit sanctuaire marial situé en campagne. Le matin, je ne reçois pas car je médite et je prie ; l’après-midi, j’accueille les gens qui souhaitent me rencontrer et parler avec moi. Je me déplace également pour des conférences. Je ne suis donc pas l’ermite reclus que l’on imagine, mais plutôt un ermite comme ceux d’autrefois en Égypte à qui venaient des foules. Je mène une vie érémitique flexible qui allie le retrait et la prédication, ce que saint Paul de la Croix, fondateur de ma congrégation au XVIIIe siècle, avait souhaité. Dans mon propre désert, je reçois l’illumination et ainsi je me recharge et je me renouvelle, mais c’est en vue de communiquer ce trésor aux autres. Vivre au désert implique une distance critique vis-à-vis de la culture, en refusant par exemple la télévision. Cela conduit à un décalage, car faire l’expérience de Dieu et être un homme du désert, c’est avoir une culture de la transcendance, alors que le monde contemporain est prométhéen. Ainsi, mon témoignage consiste à faire entendre des choses que les gens n’entendent pas.