La guerre de Chateaubriand

Pour appréhender la complexité de la personnalité de Chateaubriand, on ne peut se limiter à la carrière de l’illustre écrivain dont l’ombre tutélaire domina tout le XIXe siècle littéraire. L’auteur des Mémoires d’outre-tombe n’accepta jamais de se cantonner au rôle de poète contemplateur du monde, il lui fallait aussi être au plus près des rênes qui guident le destin des nations. C’est l’intervention française en Espagne de 1823 dans laquelle il joua un des premiers rôles qui lui permit de satisfaire sa haute ambition politique. 

Chateaubriand
Chateaubriand

Ses premiers pas dans les arcanes du pouvoir débutent sous le Consulat. Après avoir été un des admirateurs de Bonaparte, il entre rapidement dans une opposition résolue au nouveau régime. Alors que l’aigle impérial se déploie sur l’Europe, l’écrivain ne cesse de dénoncer le despotisme par différents écrits dont le plus célèbre restera De Buonaparte et des Bourbons. Cette rageuse déclaration royaliste, rédigée au printemps 1814 alors que la France subit l’invasion alliée, conclut l’opposition entre les deux hommes. Une vengeance en forme de pamphlet pour le sang du duc d’Enghien et celui de son cousin Armand, espion de la cause royale, tous deux exécutés par le régime impérial. Le retour de Louis XVIII, dont l’écrivain se fit le champion, ne lui apporte pas toutefois la consécration politique qu’il attendait, lui  déjà au sommet des Lettres françaises.

Ces années de Restauration lui amènent très vite de nombreuses déconvenues. Un temps ministre de l’intérieur en exil de manière provisoire lors des Cent jours, le retour à Paris ne lui ouvre pas toutes les portes du pouvoir. Dans les milieux royalistes, certains n’oublient pas qu’avant d’entrer dans l’opposition au « tyran corse », il avait dédicacé au Premier Consul son livre Le Génie du Christianisme. L’élection de la Chambre des députés qui amène une assemblée presque unanimement royaliste, « la chambre introuvable », comme la surnomme le roi, surpris par ce raz de marée royaliste. Face à cette majorité, Louis XVIII nomme comme président du Conseil qui a pourtant peu de sympathie pour ces radicaux. Commence alors pour Chateaubriand un intense jeu d’influence pour tenter d’entrer dans le nouveau gouvernement. On ne lui propose cependant  qu’un modeste portefeuille, celui des Cultes, des Arts et de l’Instruction publique. Ce poste, il le refuse avec le dédain d’un homme toujours convaincu de sa haute valeur : « Je n’aurais pas cru qu’on aurait osé me proposer autre chose qu’un ministère, et surtout qu’on se fut flatté de me le voir accepter. » Malgré ce camouflet, il est toutefois fait pair de France et reçoit la prestigieuse Croix de Saint Louis, piètres récompenses pourtant à ses yeux et qui ne font qu’attiser encore un peu plus sa rancœur.

Monarchiste libéral acquis à certaines idées progressistes, il entre pourtant  dans l’opposition avec les Ultras, ces royalistes intransigeants que l’élection d’une assemblée plus libérale en 1816 écartera du pouvoir.  Les Ultras ont toujours en effet refusé d’accepter la Charte octroyée par Louis XVIII dès 1814 car celle-ci entérine certains principes imposés par la révolution comme le parlementarisme ou une relative liberté de la presse.  Chateaubriand, partisan de la Charte, partage malgré tout certaines revendications ultras comme le souhait de voir restituer les biens spoliés sous la Révolution au clergé. Il entre donc avec cette frange radicale dans une opposition frontale et virulente contre Decazes, nouveau Premier ministre et favori du roi. C’est avec Le Conservateur, journal créé par différentes personnalités ultras, qu’il donne les coups les plus rudes à ce gouvernement. Ce journal passe alors pour l’arme la plus redoutable de l’opposition politique. Les élections de 1820 sont un succès pour la droite la plus radicale et contraignent le gouvernement à faire des concessions à l’opposition. Chateaubriand est alors nommé ambassadeur de France en Prusse, habile manœuvre pour le gouvernement de le promouvoir tout en l’éloignant du jeu politique parisien et d’affaiblir son influence sur les affaires gouvernementales. Le 1er janvier 1821, il quitte la capitale dans le froid glaçant de l’hiver. Avec cette nouvelle année s’ouvre une nouvelle carrière diplomatique qui va l’amener quelques années plus tard au très convoité poste de ministre des Affaires extérieures.

Le bruit des armes

Caricature anglaise sur le congrès de Vérone
Caricature anglaise sur le congrès de Vérone

Après ce poste en Prusse, il est nommé à l’ambassade de France à Londres. C’est alors que se fait entendre, à nouveau, au sud de l’Europe, le bruit de la guerre qui s’était éteint dans les plaines de Waterloo. En Espagne, une révolution libérale en juillet 1822 entraîne l’arrestation du roi Ferdinand VII, descendant de Louis XIV et par là même cousin de Louis XVIII. La solidarité familiale pousse le Bourbon de France à vouloir soutenir le Bourbon d’Espagne. L’Espagne est toutefois au centre d’un équilibre européen fragile. On craint le réveil militaire de la France partout en Europe. De son côté, la Grande Bretagne, qui espère l’indépendance des colonies espagnoles, ne voit pas d’un mauvais œil ces troubles. L’Autriche, quant à elle, a peur de voir la France renforcée par la victoire de ses armées et la Russie est prête à la laisser agir si on lui laisse les mains libres contre son ennemi héréditaire ottoman. Pour régler cette question s’ouvre alors à Vérone un congrès. L’écrivain diplomate y trouve un terrain à sa mesure ne pouvant rester en dehors de ce jeu d’échec diplomatique dans lequel le sort du royaume se joue, où il espère trouver enfin un rôle à sa mesure.

C’est lors de ce congrès qu’il réussit à imposer l’idée de la guerre en Espagne malgré la forte opposition de l’Angleterre. À l’image de Napoléon à Tilsitt, il se lie d’amitié avec le raffiné tsar Alexandre, ce souverain qui selon Hyde de Neuville a « la passion de paraître plus civilisé que son peuple. »  Malgré la vive opposition de l’Angleterre, les puissances européennes acceptent l’idée d’une intervention française en Espagne. Chateaubriand a donc réussi son pari et enfin ce succès politique apte à combler ses ambitions que seule une victoire sur le théâtre diplomatique européen pouvait réellement satisfaire. Louis XVIII lui propose alors le poste de ministre des Relations extérieures, en remplacement de Matthieu de Montmorency, son rival auprès de leur amie commune Madame Récamier. Pour le roi, cette nomination devrait  permettre de calmer une opposition royaliste trop vive. Chateaubriand ainsi entre au plus prestigieux des ministères, le voilà prêt à mener la diplomatie française guidé par l’ambition de toute une vie. Comme Napoléon, il a sa guerre d’Espagne qu’il s’apprête, lui, à gagner.

L’expédition d’Espagne

Prise du Trocadéro
Prise du Trocadéro

Avec ce conflit, Chateaubriand espère voir la France retrouver son rang militaire et diplomatique, perdu depuis 1815 et la fin du Congrès du Vienne. Il sait flatter la fierté nationale dans un grand discours à la Chambre. L’idée est d’associer le nouveau régime, encore fragile, à l’image d’une expédition glorieuse afin réunifier un peuple encore profondément divisé : « Il manquait peut-être encore quelque chose à la réconciliation complète des Français ; elle s’achèvera sous la tente ; les compagnons d’armes sont bientôt amis, et tous les souvenirs se perdent dans la pensée d’une commune gloire. » Pour un gouvernement encore fragile, le pari est toutefois risqué en cas d’échec. En avril 1823, l’armée composée pour partie d’anciens grognards napoléoniens, passés des trois couleurs nationales au blanc des Bourbons, traverse la Bidassoa et entre en Espagne. L’expédition composée de cent mille hommes est dirigée par le fils de Charles X, le duc d’Angoulême, assisté d’un bon officier de l’Empire, le général Guilleminot. Acclamée par une population fidèle au roi, l’expédition est une promenade militaire. Dès le mois de mai, les soldats français entrent dans Madrid. Les rebelles ont déserté la ville et se sont réfugiés dans Cadix que le duc d’Angoulême assiège, conseillé par Chateaubriand qui se fait alors stratège militaire. Après la prise du fort du Trocadéro,  les dissidents se rendent sans condition. Le succès est immense et le roi Ferdinand VII est rétabli sur son trône. Toutefois, malgré les consignes de modération de Chateaubriand, l’ancien roi déchu plonge le pays dans une répression sanglante.

Victoire à la Pyrrhus cependant pour la carrière politique de Chateaubriand qui aura pourtant été le grand artisan de ce succès militaire. Le roi ne lui reconnaît pas en effet le mérite de cette campagne. Ce succès crée même l’inquiétude du chef du gouvernement, qui va exiger la tête de ce rival. Ainsi, après un désaccord sur un projet de loi portant sur l’indemnisation des émigrés, il  obtient son renvoi. Ce désaveu brutal est pour lui une véritable infamie. Jamais plus il ne retrouvera de poste ministériel, malgré une prestigieuse ambassade à Rome. Déçu définitivement, après la Révolution de 1830, il se refusera à servir le roi bourgeois Louis-Philippe, et jusqu’à sa mort sous la République, il se fera le champion immuable de la Légitimité. Si les Mémoires d’Outre Tombe furent incontestablement son chef d’œuvre devant, selon lui, couronner sa carrière dans le monde des lettres, cette guerre d’Espagne marquera le firmament de sa  carrière politique, pourtant essentiellement traversée par de multiples désillusions et cruelles déceptions.