Nicolas Briand est germaniste et traducteur. Il a traduit et préfacé La perfection de la technique de Friedrich Georg Jünger, le frère de Ernst Jünger, qui vient de paraître aux éditions Allia. Cette traduction inédite en français nous permet de découvrir un texte philosophique de première importance et d’une parfaite actualité. Auparavant, Nicolas Briand avait déjà traduit des textes de Jean Paul (Corti), de Friedrich von Schiller (Vrin) ou de Günther Anders (Fario).
PHILITT : Pouvez-vous nous parler du contexte particulier qui a rendu difficile la publication de La perfection de la technique ?
Nicolas Briand : Ce livre a été écrit au début de l’année 1939. À cette époque Friedrich Georg Jünger et Ernst Jünger habitent dans la même maison. Ernst Jünger écrit Sur les falaises de marbre tandis que F.G. travaille à un essai sur la technique qu’il termine en juillet 1939. Il envoie son manuscrit à son éditeur de Hambourg, chez qui il a déjà publié plusieurs ouvrages. Le livre est préparé et composé début 1940, mais l’éditeur avertit l’auteur que le texte risque de connaître des problèmes avec la censure. Il n’y a aucune attaque directe contre le régime nazi mais des allusions que le bon lecteur doit pouvoir détecter. F.G. Jünger accepte de modifier son texte. Deux ans plus tard, il le renvoie corrigé et augmenté. Le livre est alors composé une nouvelle fois mais un bombardement britannique sur Hambourg détruit l’atelier de la maison d’édition. Après cet événement, F.G. Jünger a l’idée de proposer son manuscrit à un autre éditeur avec qui il était devenu ami au début des années 40, Vittorio Klostermann. Celui-ci publiera pendant la guerre des textes de F.G. Jünger sur la mythologie grecque. En novembre 1944, le livre est préparé, composé et imprimé à 3000 exemplaires mais un bombardement sur Fribourg frappe l’entrepôt qui stockait La perfection de la technique. Seuls quelques exemplaires destinés à l’auteur ou au service presse sont sauvés. Le public n’aura accès à ce texte que lors d’une nouvelle édition, toujours chez Klostermann, en 1946. D’autres éditions suivront, avec un texte à chaque fois augmenté, notamment en 1949 et en 1953.
Dans votre préface, vous soulignez le très grand écart de notoriété qui sépare Ernst Jünger de son frère Friedrich Georg dont l’œuvre est pourtant considérable. Comment l’expliquez-vous ?
F.G. est le petit frère de Ernst. Il a trois ans de moins. Il a fait la guerre. Il s’est engagé en 1916 mais il s’est gravement blessé en 1917. Les dieux de la guerre ont adoubé Ernst mais pas F.G. Il ne pouvait pas écrire de mémoires de guerre, le terrain était déjà occupé par son grand frère. Son patronyme lui a tout de même servi puisqu’il a commencé sa carrière en publiant des textes politiques dans des revues nationalistes, milieu ou Ernst Jünger était influent dans les années 20. La période de notoriété de F.G. commence dans les années 40 notamment avec ses textes sur la mythologie et sur la technique. Quand La Perfection de la technique paraît après la guerre, il bénéficie d’un certain écho chez les intellectuels, mais le livre demeure trop difficile pour le grand public. Les Allemands, frappés de sidération par le deuxième conflit mondial, ne se posent pas encore la question de leur responsabilité mais se demandent ce qui leur est arrivé. Deux mots ressortent à cette époque pour tenter d’expliquer ce qui s’est passé : le mot « technique » et le mot « nihilisme ». Il y a notamment eu une correspondance sur la question du nihilisme entre Ernst Jünger et Heidegger. Sur la question de la technique, le livre de F.G. est un des plus importants. C’est un livre pessimiste qui est la formulation d’une profonde défiance vis-à-vis de la technique. Le miracle économique allemand va faire tomber le livre dans l’oubli puisque la technique apparaît alors comme le moyen privilégié pour sortir du marasme de l’après-guerre.
Cela dit, dans l’Allemagne des années 40-50, les deux frères Jünger étaient presque à égalité du point de vue de la notoriété. F.G. Jünger a publié pendant cette période deux romans et de nombreuses nouvelles ; je ne les ai pas lues mais certaines sont paraît-il très réussies. Tout ça a disparu des librairies allemandes aujourd’hui. Une des idées que j’avance dans ma préface – puisque les deux frères se lisaient – est que Ernst utilisait les écrits théoriques de F.G. pour ses propres livres. Le traité du sablier de Ernst Jünger est par exemple une illustration érudite et littéraire des développements théoriques sur le temps dans La perfection de la technique.
Pour F.G. Jünger, la technique est une force destructrice qui dévore petit à petit le monde. Pouvez-vous nous éclairer sur cette thèse radicale ?
F.G. Jünger a quelque chose de romantique mais il se méfie du romantisme. Précisément, il se méfie d’une dénonciation irrationnelle de la technique. Il faut critiquer la technique de façon rationnelle en utilisant ses propres catégories. À ses yeux, la technique est très rationnelle, trop rationnelle. Les machines sont extrêmement rationnelles, efficaces et bien pensées. La voiture est une merveille d’intelligence et d’inventivité humaine. Mais cette rationalité s’arrête à l’objet achevé et fonctionnant efficacement, elle ne va pas au-delà.
Vous dites que F.G. a une part romantique. En tant que lecteur de Schopenhauer, il aurait pu proposer une critique « irrationnelle » de la rationalité technique. La manière dont il rend compte de l’autonomie de la technique peut rappeler la volonté de Schopenhauer…
On sait que Schopenhauer était un des philosophes préférés de Ernst Jünger. F.G., qui était érudit, l’a lu aussi. Mais il avait une connaissance plus universitaire de la philosophie. Les idéalistes allemands : Kant, Hegel, Schelling notamment, et les Grecs : Platon, Aristote… Il lit en profondeur les écrits techniques de la philosophie, ce que ne faisait pas E. Jünger. Il est venu à la question de la technique à partir d’un texte de E.T. A. Hoffmann sur les automates.
On se souvient que Aristote distinguait quatre causes (formelle, matérielle, efficiente et finale). F.G. s’intéresse particulièrement au conflit entre la téléologie (causes finales) et la causalité (causes efficientes) et estime que la technique a tendance à éliminer les causes finales. On peut comprendre cela comme un conflit entre l’entendement (causes efficientes) et la raison (causes finales). La technique est une matérialisation de l’entendement qui ne rend plus aucun compte à la raison. S’il décrit bien une autonomie de la technique, son approche ne rejoint pas la volonté romantique d’un Schopenhauer.
L’intérêt que porte l’homme à la technique s’accompagne d’une inquiétude fondamentale, un « effroi qui depuis toujours saisit l’homme face aux horloges », écrit F.G. Jünger. Que veut-il dire par là ?
L’horloge est le premier automate efficace construit par l’homme. Il y a eu quelques automates pendant l’Antiquité mais ce n’était que des jouets, notamment à Alexandrie. Ces automates n’ont eu aucune incidence sur le cours de la civilisation. Le premier automate qui a eu une influence sur l’histoire des hommes, sur le développement de la technique, sur l’évolution de la science et sans lequel rien n’aurait été possible, c’est l’horloge. C’est l’expression d’un temps mécanique qui devient indépendant des conditions extérieures et atmosphériques. Au départ, les hommes se règlent sur le cycle de la journée et le cycle des saisons pour organiser leur vie sociale. Le temps mécanique de l’horloge s’affranchit du temps vital. Nous avons créé des automates capables de diviser le temps en fractions de plus en plus petites. Les horloges sont effroyables parce qu’elles simulent la vie, parce qu’elles s’opposent à la vraie vie. C’est du mort qui simule le vif. C’est une idée qui est déjà présente dans le vitalisme de Bergson et son concept de durée. Avec la révolution industrielle, on ne peut plus se passer du temps mécanique. La société a besoin que les trains partent et arrivent à l’heure. Aujourd’hui, le temps mécanique ne suffit plus, il est devenu atomique (pour les GPS, pour certaines opérations boursières).
À ses yeux, la technique a pour fonction d’organiser la nature inorganisée. En quoi l’organisation du monde par la technique est-elle un danger pour le monde ?
La nature est inorganisée, elle donne à profusion. Les premiers hommes se servaient dans la nature sans sentir le besoin de l’organiser. L’idée cardinale chez F.G Jünger est la suivante : lorsqu’on organise quelque chose, c’est le signe d’une carence ou d’un début de carence. C’est que les choses commencent à manquer. Si l’on interdit la chasse, c’est que le gibier devient plus rare. Si l’on organise la coupe du bois, c’est que la forêt est en danger. Nos techniques d’extraction des matières premières sont de plus en efficaces et de plus en plus coûteuses car les gisements se raréfient. F.G. suggère que les ressources ne sont pas infinies. L’organisation n’est pas dangereuse en soi mais elle est le signe d’une carence à venir. Pour F.G., la nature n’est pas aussi simple que le croit le technicien. Au sein de la nature, il existe deux principes : la nature naturée et la nature naturante. La science moderne traite la nature comme une nature naturée : on découvre un gisement de pétrole, on creuse, on se sert et on brûle. À ses yeux, cette exploitation est brutale et unilatérale. La nature ne va pas rester passive face à cette exploitation. Elle est un cycle, un cycle de cycles, un être complexe comprenant de très nombreuses rétroactions. La nature va réagir, se retourner contre l’homme. C’est cela qu’il appelle la nature naturante. Nous observons aujourd’hui la réaction de la nature naturante avec le réchauffement climatique. En cela, La perfection de la technique est d’une parfaite actualité, je dirais même : d’une brûlante actualité.
Le développement de la technique semble agir sur la nature humaine et aller de pair avec la massification. De quelle façon ?
L’explosion de la démographie est une conséquence de l’exploitation du charbon et du pétrole. La masse rend possible la technique et réciproquement. La technique impose à l’homme un temps mécanique et met à mal son temps vital. Les machines n’ont pas besoin de dormir la nuit. L’ouvrier n’accomplit plus un travail au sens où le faisait l’artisan, il se voit imposer un travail par la machine. Les populations humaines se transforment alors en masse. Elles deviennent de la chair à canon, un bon client pour les idéologies massifiantes. Aux yeux de F.G. Jünger, le peuple devient une masse. C’est un nationaliste donc il aime son peuple mais il n’aime pas les masses. Par ailleurs, quand F.G. Jünger parle des masses et de la voiture, c’est une critique voilée de l’idéologie du régime en place. Les nazis ont notamment contribué au culte de la voiture, la Volkswagen, la voiture du peuple créée en 1937 par Ferdinand Porche à leur instigation, une voiture que l’ouvrier allemand devait pouvoir s’offrir. C’est la réponse allemande au fameux « modèle T » de Ford. F.G. Jünger analyse l’entreprise Ford dans le second livre.
F.G Jünger affirme que les dieux n’aiment pas l’homo faber qui est un héritier de Prométhée. Pourquoi les dieux sont-ils en colère contre ceux qui pensent que le monde est à leur disposition ?
F.G. Jünger n’est pas chrétien. Son référent n’est pas le dieu judéo-chrétien. Dans un tel cadre, si Dieu est mort, alors l’homme prend sa place. Mais si l’on se place dans un cadre grec, alors ça devient beaucoup plus compliqué. Chez les Grecs, il n’y a pas seulement des centaines de dieux, il y a plusieurs sortes de dieux : les dieux, les demi-dieux, les dieux primordiaux, les titans… Pour F.G., les dieux sont en train de perdre le combat et les titans refont surface. On ne peut pas tuer les titans puisqu’ils sont immortels, mais pour les Grecs la période « actuelle » est celle du règne des dieux olympiens, dont le roi est Zeus. Les titans sont enfermés dans le Tartare. Or aujourd’hui, nous vivons un bouleversement : Zeus perd la main et les titans sortent de la cave. Cette idée se trouve exposée dans les trois essais que F.G. Jünger a consacrés à la mythologie grecque et regroupés en un seul volume en 1947 sous le titre Les Mythes grecs. Elle a été abondamment reprise par E. Jünger dans ses essais.
Ce que nous vivons aujourd’hui, ce n’est pas l’avènement d’homo deus mais d’homo titanus. Le titan qui ressemble le plus à l’homme, c’est Prométhée. Pour F.G., il faut un équilibre entre les dieux et les titans. Si cet équilibre est rompu, il y aura une catastrophe. L’homo faber est le signe que les titans sont en train de revenir. Prométhée a dérobé le feu à Héphaïstos pour le donner à l’homme. Aux yeux de F.G., il existe un bon et un mauvais feu. Le bon feu, c’est le feu du foyer, le feu du soleil. En revanche, le feu de l’homo faber est un mauvais feu, un feu tellurique. Toute énergie indépendante du soleil est dangereuse.
Pour F.G Jünger, la technique doit permettre à l’homme de gagner du temps pour ses loisirs mais la plupart des hommes ne savent que faire de leur temps libre et sont condamnés à l’ennui. L’anthropologie de F.G. Jünger est-elle pessimiste et/ou élitiste ?
F.G. Jünger est sans doute élitaire ou élitiste. C’est d’ailleurs pour ça qu’il s’oppose au régime nazi. Les Jünger aiment la guerre et pensent qu’elle est nécessaire pour que les hommes se distinguent. F.G. oppose deux types de richesse : une richesse qui repose sur l’être, une autre qui repose sur l’avoir. Si on est riche d’être, on n’a pas besoin d’accumuler de richesses matérielles. Il se réfère à une conception antique du loisir, l’otium, qui désigne le temps libre et créateur. Mais pour en profiter, il faut être dégagé des contraintes du travail qui sont pour lui des contraintes d’esclave. Il soutiendrait sans doute que le salariat que nous connaissons actuellement est une forme moderne d’esclavage, beaucoup plus pernicieuse puisque reposant sur une fiction juridique qui entretient la servitude volontaire.
© DLA Marbach