Grégor Puppinck est docteur en droit, expert auprès du Conseil de l’Europe et directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ). Il a reçu, en 2016, le prix de l’humanisme chrétien pour son ouvrage La Famille, les droits de l’homme et la vie éternelle (L’Homme Nouveau). Il vient de publier Les droits de l’homme dénaturé aux éditions du Cerf, où il aborde la question des héritages et des réinterprétations de la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont nous fêtons les soixante-dix ans le 10 décembre.
PHILITT : En quoi les événements de 1948 constituent-ils un retour à une morale supraétatique mise en cause par la construction de l’État moderne ?
Grégor Puppinck : L’intégration des droits de l’homme au sein du droit international positif distingue fortement la Déclaration de 1948 des précédentes déclarations des droits de l’homme. Jusqu’alors se posait la question de la possibilité de faire valoir ces droits de l’homme au seul échelon national. En 1948, le système international réussit à absorber pour la première fois le contenu des droits de l’homme au sein du droit international. Les États consentent alors à donner une force juridique supraétatique au contenu des droits de l’homme, qui peut désormais être invoqué par des particuliers à l’encontre de l’État national dans lequel ils vivent. La Déclaration de 1948 cherche en fait à garantir les conditions de l’épanouissement personnel au sein des États. Ces garanties sont présentées comme un antidote contre les extrêmes auxquels a abouti la construction de l’État moderne, à savoir la conception absolue de la souveraineté et du positivisme juridique. Limitant leur propre puissance, les États s’accordent ainsi pour affirmer la primauté de la personne sur le principe de souveraineté. Ils choisissent de défendre l’idée selon laquelle la personne n’est pas un simple sujet de l’État, mais que c’est l’État, au contraire, qui doit être au service de l’épanouissement des personnes. En pratique, cela se traduit par l’obligation pour l’État de respecter les facultés naturelles par lesquelles toute personne s’épanouit en tant qu’être humain. La Déclaration cherche ainsi à remplir deux objectifs : utiliser le droit international pour surplomber le droit national ; intégrer des éléments de la morale des droits de l’homme dans le droit international pour faire prévaloir le droit des gens sur le positivisme juridique.
Vous montrez que la Déclaration de 1948 résulte d’un compromis entre deux conceptions antagonistes de la dignité humaine, la conception personnaliste et la conception individualiste. Pourriez-vous expliquer cette distinction ?
En fait, plutôt que la dignité, le personnalisme et l’individualisme se rapportent à la question des rapports entre l’homme et la société. En 1948, il existe deux conceptions principales des rapports entre l’homme et la société : la conception individualiste et la conception collectiviste. C’est afin de sortir de cette opposition binaire que des penseurs, souvent de tradition chrétienne, cherchent à réaffirmer la notion de dignité humaine et développent une approche dite « personnaliste ». Cette approche se fonde notamment sur l’idée exprimée par Charles Journet selon laquelle la personne prime la société dans sa dimension surnaturelle, mais qu’elle est ordonnée à la société dans sa dimension naturelle. C’est une façon de répondre au long débat sur l’ordre de primauté entre bien personnel et bien commun et à la question de la hiérarchie entre la partie et le tout. Dans le champ des droits de l’homme, les personnalistes cherchent à rappeler que la personne s’épanouit et s’accomplit dans et par la société, tout en ayant des devoirs vis-à-vis de cette même société. La personne est donc ordonnée à la société et, réciproquement, la société est ordonnée à la personne.
S’agissant de la question de la dignité, je fais la distinction entre la dignité incarnée et la dignité désincarnée. Ces deux conceptions sont déterminantes dans notre propre conception de l’humanité et des droits de l’homme.
En quoi ces deux notions consistent-elles ?
La notion que j’appelle la dignité incarnée repose sur le principe d’indisponibilité du corps humain, selon lequel le respect de la dignité humaine interdit à une personne d’agir contre son corps. Or, ce principe tend à être remplacé par le droit inverse à disposer de son corps. Selon le principe d’indisponibilité, la volonté individuelle ne peut pas agir contre son support, le corps. L’unité entre l’esprit et le corps est porteuse d’une dignité et a une valeur symbolique qui dépasse l’individu. Chaque individu est porteur de la commune dignité humaine. Il en partage le bénéfice, mais aussi la responsabilité, ce qui l’oblige à agir avec respect à l’égard des autres et de lui-même.
À l’inverse, avec le droit nouveau à disposer de son corps, on observe une scission dans l’être entre la volonté individuelle, qui devient le sujet du droit, et le corps de cette même personne qui devient l’objet du droit. La relation entre sujet et objet du droit ne désigne donc plus le rapport entre deux personnes différentes ou entre une personne et un objet matériel, mais il existe désormais une coupure au sein même de la personne. La nature humaine n’est alors plus considérée comme indissociablement unie et harmonieuse mais comme scindée en deux, ce qui autorise la personne à agir sur elle-même et à vouloir sur elle-même. On rejette ainsi la compréhension harmonieuse de la nature humaine entendue comme union de l’âme et du corps, au profit d’une conception désincarnée postulant que l’esprit peut tout sur le corps.
Vous montrez, à l’instar d’Alain Supiot (L’Esprit de Philadelphie), que les droits de l’homme de 1948 garantissent une protection de la personne dans toutes les dimensions sociales de son existence (économique, familiale, religieuse, culturelle…). Comment cette protection s’exprime-t-elle ?
Cette protection est d’abord un vœu, exprimé dans la Déclaration de 1948. À la différence des droits de l’homme de 1789, ceux de 1948 cherchent à protéger la personne dans toutes les dimensions de son existence. Les décennies qui ont suivi ont tenté de mettre en œuvre cette protection en lui donnant une force juridique via différentes conventions. Ces conventions ont essayé de décliner ces droits dans les domaines économiques et sociaux avec plus ou moins de réussite. L’objectif est de couvrir l’intégralité de la vie humaine par une succession d’accords ayant une force juridique variable en fonction de leur opérativité et de la capacité pratique des États à les garantir, selon qu’il s’agisse de droits politiques ou de droits sociaux. Les droits politiques sont bien sûr moins coûteux à mettre en œuvre, puisqu’ils se fondent sur le simple respect par l’État des libertés de la personne. Par exemple, il ne coûte rien à l’État de garantir le droit au mariage ou la liberté d’expression. À l’inverse, les droits sociaux ou les droits liés à l’environnement sont beaucoup plus onéreux. La distinction entre droits politiques et droits sociaux s’inspire en fait des deux catégories que Thomas d’Aquin nomme les préceptes négatifs et les préceptes positifs, assimilables à la différence qui existe entre éviter de faire le mal et faire le bien. Éviter de faire le mal constitue une action négative, immédiate et absolue, tandis que faire le bien se rapporte à une question de proportion et de mesure qui, dans le cas des droits sociaux ou environnementaux, exige une mise en œuvre positive de la part de l’État. Les obligations positives dépendent donc des capacités des États à les assumer. La Déclaration de 1948, puis les deux Pactes de 1966 qui la complètent, tendent donc à garantir non seulement les libertés politiques de la personne (droits démocratiques), mais également des libertés sociales (droit au travail, droit à un temps de loisir, droit à fonder une famille…).
Néanmoins, même si la Déclaration de 1948 essaye d’étendre les droits de l’homme à tous les aspects de la vie humaine, elle n’en présente pas moins certaines limites et certaines failles. La principale d’entre elle est la question de la réciproque, c’est-à-dire des devoirs des personnes à l’égard de la société. La Déclaration n’envisage pas tant les devoirs comme une réalité positive que comme une réalité négative. Aujourd’hui, les devoirs, comme respecter l’ordre public, sont plutôt considérés comme des limites négatives à l’expression positive des libertés individuelles. Ainsi, le droit positif et absolu de propriété est limité par le devoir de payer l’impôt, qui n’est pas considéré de manière positive en soi mais négativement par rapport à la propriété. Les droits de l’homme de 1948 ne considèrent pas les biens qui dépassent le simple individu comme des biens en soi, mais comme des biens relatifs à la personne dans sa subjectivité. La question posée est donc celle de l’occultation de biens communs objectifs tels que le bien de la famille, le bien de la région, le bien de la planète… La Déclaration peine à concevoir ces biens comme des biens en soi et non simplement comme des limites au droit individuel.